A travers le motif du plagiat, Anthony Mangeon révèle la réflexion de la fiction sur elle-même.  

L’ouvrage d’Anthony Mangeon prend la forme d’une étude sur un motif du roman de l’écrivain, qui se révèle assez récurrent en littérature : celui du crime d’auteur. Cette thématique se décline en deux phases : ce crime est d’abord le plagiat, qui par la suite conduit au meurtre – il s’agit de s’approprier un texte et d’en faire disparaître le véritable auteur.

 

Le premier chapitre nous plonge dans le premier tiers du XXe siècle, à travers des textes de Reverdy, Apollinaire et Aragon qui mettent en scène la vie littéraire de l’époque : les rivalités créent paradoxalement des circulations entre les textes, des influences, et ces textes fictionnels mettent à jour les désirs de meurtres des pairs qui s’y cachent.

 

Le second chapitre revient sur la façon dont la littérature a pu jouer du double sens du terme « nègre », plus précisément comment l’écrivain sénégalais Ousmane Sembène a mis en scène dans Le Docker noir le plagiat fictif d’un écrivain noir par une grande figure de la littérature française ; le personnage noir devenant ainsi malgré lui un « nègre » littéraire. Tout l’enjeu est alors celui de la reconnaissance du crime de plagiat qui, si elle n’a pas lieu, conduit paradoxalement, à une issue tragique. L’ouvrage s’attache à suivre le motif du livre volé et étudie comment il essaime en s’attachant à un roman d’Akoua Ekué et à des nouvelles de Maryse Condé et Didier Daeninckx.

 

Le troisième chapitre porte sur Patrick Chamoiseau et Alain Mabanckou. Anthony Mangeon s’intéresse à la mise en scène fictionnelle de la littérature dans leurs romans : comment les simulacres d’oralité y sont porteurs d’hommages et de clins d’œil à d’autres formes et à d’autres œuvres littéraires, dans une relation qui tient du pastiche et de la parodie. Il va plus loin et dévoile un procédé qui tient, dans ces textes, de la « lettre volée » de Poe : certains intertextes sont spectaculairement mis en avant tandis que d’autres sont tus et sourdent à travers les romans.

 

Les quatrième et cinquième chapitres proposent chacun la mise en regard de deux écrivains, qui mettent en scène la concurrence entre eux-mêmes, en tant que scripteurs du texte, et un double fictionnel qu’ils se sont créé. Ainsi La Mise à mort d’Aragon se trouve éclairée par l’importance de la construction d’un écrivain fictif concurrent de l’auteur chez l’écrivain congolais Henri Lopes ; la complexité de la dualité Romain Gary/Émile Ajar est mise en perspective par le traitement fictionnel de cette problématique dans un roman de Gary Victor, à l’aune du vaudou haïtien. À travers ce jeu de construction des personnages et du cadre énonciatif des romans, Anthony Mangeon met à jour la manière dont la fiction permet de penser la création littéraire et sa complexité.

 

Le sixième chapitre s’intéresse à la construction d’un succès : la littérature est alors davantage perçue comme un champ social où il faut respecter certains codes pour être reconnu. L’ironie consiste alors à montrer que ces codes sont des simulacres. Anthony Mangeon montre que Hubert Monteilhet, Percival Everett, Michael Krüger et José Angel Mañas s’ingénient à révéler ces simulacres : ils construisent leurs intrigues sur un mensonge ; le succès est acquis au prix d’un crime d’auteur, l’authenticité de la littérature est déconstruite comme un mythe. Le crime d’auteur permet un savoir paradoxal de la littérature, essentiellement critique, qui en dévoile les faux-semblants.

 

Enfin, le dernier chapitre porte sur les transpositions à l’écran de romans traitant de plagiats littéraires. Comment le crime d’auteur, qui au fil des chapitres s’est avéré une réalité proprement littéraire, un moyen pour les écrivains de faire se réfléchir la littérature sur elle-même, trouve-t-il place dans un autre médium, le cinéma ? L’intérêt semble bien alors résider justement dans la transposition : les cinéastes proposent des variations par rapport aux modèles littéraires et permettent ainsi de poursuivre la réflexion et d’y ouvrir de nouvelles perspectives.

 

Ce travail sur le cinéma s’intègre parfaitement à la démarche d’Anthony Mangeon qui prend pour point de départ les intrigues des récits et la construction des personnages. Il interroge la récurrence de certains traits : cela semble normal dans un ouvrage consacré au plagiat, pourtant l’auteur n’entre pas dans une logique d’inquisition juridique ; au contraire, les récurrences permettent cette réflexion de la littérature. En d’autres termes, l’ouvrage démontre que la littérature repose sur sa propre mise en question ; et l’une des voies de cette mise en question est cette notion de plagiat. Tous les écrivains subissent l’influence d’autres auteurs, mais la littérature aujourd’hui se construit sur un impératif d’authenticité qui se révèle un simulacre. En partant des théories de Harold Bloom et Jean-Louis Cornille, Anthony Mangeon participe à la déconstruction de ce mythe, tout en proposant une nouvelle manière de concevoir la circulation entre les œuvres, tout autant que la construction du littéraire.

 

Ce travail d’Anthony Mangeon se donne ainsi à lire comme l’esquisse d’un autre modèle pour penser la littérature et son histoire. L’introduction de l’ouvrage propose un bilan critique de l’histoire littéraire à l’heure où elle se confronte à la question de la mondialisation, alors que les cadres nationaux ou même périodiques ont montré leur limite. Plutôt que de penser la littérature en fonction d’une période ou d’un espace, sa démarche consiste à mettre l’accent sur la circulation d’un texte à l’autre de motifs ou de personnages, en évaluant ce qui demeure et ce qui varie. Ainsi, le crime d’auteur, tel qu’il le conçoit, est particulièrement propice pour mener ce type d’étude : la question de la circulation littéraire est située au cœur du débat et on est conduit à penser une réflexion de la littérature par elle-même. À travers cette étude d’un motif, Anthony Mangeon ouvre des perspectives pour reconsidérer l’histoire de la littérature et les liens qui relient les œuvres les unes aux autres.