Nous savons très peu de choses de l'auteure napolitaine Elena Ferrante ou du moins ces quelques mots qu'elle adressa à son éditeur: «De tous vos écrivains, je serai celle qui vous importunera le moins. Je vous épargnerai jusqu’à ma présence». Ces quatres romans dont le fil conducteur est celui d'une amitié féminine dans le Naples des années soixante semblent s'émanciper de la nécessité d'un auteur.

 

La disparition comme point de départ de la tétralogie

 

On lit le deuxième volume de la tétralogie d’Elena Ferrante, inaugurée avec L’Amie prodigieuse, dans la crainte de manquer de patience avant que ne soient traduits les deux volumes manquants, « Ceux qui partent et ceux qui restent », et « Histoire de l’enfant perdu », à paraître eux aussi chez Gallimard. Sinon, il faudrait apprendre l’italien, enfin ! et surtout le dialecte napolitain, puisque c’est dans un quartier pauvre de Naples que se déroule cette saga romanesque addictive qui met en scène deux héroïnes nées en août 1944. Elena Greco, fille du portier de mairie et obsédée par la claudication de sa mère, est la narratrice de cette longue histoire commencée lorsqu’elle apprend que son amie Lina Cerrullo, qu’elle est la seule à appeler Lila, a disparu de Naples sans laisser de trace, à soixante-six ans. Lila, écolière brillante, a écrit à dix ans un récit intitulé « La Fée bleue », et a abandonné l’école après son examen de fin de primaire pour devenir cordonnière, comme son père et son frère.

Le premier volume est consacré à l’ « Enfance » des deux amies et se termine sur le mariage de Lila avec Stefano Carracci, fils de Don Achille devenu riche grâce au marché noir et à l’usure, et assassiné. On retrouve les deux héroïnes le soir du mariage à l’ouverture du deuxième volume, « Jeunesse ». Lila a seize ans, elle croit faire un mariage d’amour et se rend compte, au cœur de la fête, que Stefano pactise avec les Solara, une famille camorriste du quartier. Le récit de la nuit de noces est effrayant, comme toute la violence physique, sociale, verbale, politique qui traverse ce roman.

Elena fait des études brillantes. Après le lycée, elle est reçue à l’École Normale de Pise où elle fait l’expérience du déclassement social par le haut, doit corriger sa prononciation (elle qui depuis longtemps manie l’italien aussi bien que le dialecte), et affronter la violence de classes. Car ce roman, sans jamais rien perdre de sa chair et de sa substance, est nourri d’une réflexion sur la possibilité d’échapper à son milieu et de construire sa vie loin des déterminismes de tous ordres, en accédant à la liberté, sans doute encore plus difficile à atteindre pour les femmes. Il s’appuie sur la mémoire immense des humiliés, la honte sociale de ne jamais être à sa place.

 

Le récit d'une relation 

 

Le récit est riche en péripéties, tromperies, ruptures, trahisons et retrouvailles. Le passage le plus sensuel, qui par certains côtés peut évoquer le lyrisme de Camus, se déroule à Ischia, où Lila doit prendre des bains de mer pour tomber plus facilement enceinte et tombe amoureuse de Nino Sarratore, qu’Elena aime en secret depuis l’enfance. Celle-ci leur permet d’échapper à toute surveillance pour passer une nuit ensemble. « Pendant un temps, tout me parut moins pénible : les mensonges, l’image de l’adultère en train de s’accomplir, ma complicité, et une jalousie qui n’arrivait pas à se fixer, puisque je me sentais jalouse tantôt de Lila qui se donnait à Nino et tantôt de Nino qui se donnait à Lila. » C’est bien la relation entre les deux femmes qui est au cœur de ce roman, elle se nourrit d’amitié, d’amour, de passion, de haine et constitue une énigme sans cesse remise en jeu. Cette relation passe aussi par l’écriture puisque Lila confie ses carnets à Elena (on laisse au lecteur le soin de découvrir ce qu’elle en fait). Elena reconnaîtra la dette qu’elle a envers « La Fée bleue », « ces dix feuilles de cahier avec une épingle rouillée, une couverture décorée de couleurs vives, un titre et pas même de signature ».

Le Nouveau Nom doit sans doute beaucoup aussi à ce récit d’une petite fille qui ne signe pas ce qu’elle a écrit, puisqu’Elena Ferrante est à peine un nom, au sens où personne, à part ses éditeurs italiens, ne sait qui se cache derrière ce pseudonyme : un homme ou une femme, un couple ? Toutes les suppositions sont permises et le secret est bien gardé. Ce qu’on sait c’est que ce nom de plume a été choisi en hommage à Elsa Morante (1912-1985), dont l’auteur, avec ou sans son masque, est tout à fait à la hauteur

 

 

Elena Ferrante

Le Nouveau Nom

Collection Du Monde Entier, Gallimard

554 pages