Dans un documentaire bien rythmé, Christophe Cotteret présente une vision sans naïveté des soubresauts de la révolution tunisienne, des perspectives qu’elle ouvre et des dangers qui guettent le projet démocratique.



De révolte en révolution

« Il s’est produit quelque chose de très nouveau dans l’histoire de l’humanité, une révolution de la société civile contre la société politique toute entière ». C’est sur ces mots de l’historien et opposant Gilbert Naccache que commence le film. Démocratie année zéro est en effet l’histoire d’une éclosion, celle de la fabrication d’un monde politique nouveau qui se cherche, par le bas, dans un réveil populaire et démocratique.

Le voyage commence à Redeyef en 2008. Cette ville du bassin minier de Gafsa, dans le Sud-Ouest de la Tunisie, voit ses habitants se révolter, au risque de leur vie, contre la misère et le chômage. Le réalisateur lit cette révolte de Redeyef comme le premier acte du processus qui mène à la chute de Ben Ali. Le pouvoir recule devant le sit-in solidaire des milliers d’habitants de la de la ville, femmes et enfants. Et le voyage s’achève, bien provisoirement, avec les élections législatives d’octobre 2011 et tout ce qui les accompagne d’institutionnalisation accélérée du mouvement révolutionnaire et d’alliances, plus ou moins naturelles ou plus ou moins acceptables, entre des forces politiques en pleine constitution. L’épopée révolutionnaire déjà enterrée, c’est l’aventure démocratique qui commence, avec son lot de déconvenues, de retour d’un ordre répressif et ses désenchantements économiques.

 

À la conquête de nouveaux espaces de liberté

Malgré tout, c’est bien la joie qui domine le documentaire. Omniprésente malgré la terreur, la torture et la mort, elle est jubilation de se découvrir si puissant, capable de renverser, en quelques coups de bélier seulement, des décennies d’oppression. S’il est l’histoire d’une éclosion démocratique, le film de Christophe Cotteret l’est surtout par le récit qu’il fait d’un surgissement généralisé de la volonté des individus se faisant peuple. Militants politiques et syndicaux, opposants de toujours, diplômés chômeurs, jeunes, femmes, enfants et vieillards, simples citoyens, avocats, cyberactivistes et hackers, contrebandiers, tous de la partie, « soudés comme les doigts de la main ». En face, des forces de l’ordre qui tremblent derrière leurs boucliers et un Ben Ali pathétique qui s’adresse à un peuple qui n’est plus le sien dans un arabe dialectal paternaliste… Et une jubilation de chaque instant. Jubilation de renouer avec les classiques, pour ces avocats, qui, à la manière d’un Camille Desmoulins, font la révolution perchés sur une chaise devant le palais de Justice. Jubilation de ces jeunes gens qui font intrusion, en mai 2010, au ministère de l’Intérieur, pour déposer une demande d’autorisation pour une manifestation contre la censure. Jubilation de « casser la peur », d’exercer ses droits les plus élémentaires et d’être encore en vie après. Cette joie créative, c’est celle de voir, un par un, s’ouvrir des espaces nouveaux de liberté ; celle de conquérir, parcelle par parcelle, l’espace médiatique et politique ; celle de gagner, grâce à Facebook et au téléphone portable, la guerre de l’image contre des décennies de censure.


Une révolution bien sereine


Que veulent-ils ? Pas grand-chose. Tout. La fin de la misère et du chômage, du clientélisme et de la corruption. Des emplois, du pain, la liberté, la dignité. Si la montée des islamistes modérés semble dessiner les premières lézardes dans l’unité du peuple, elle se fait néanmoins sur fond d’une politisation solide, dans une société où le débat est bien présent et où les individus ne s’en laissent plus conter pour s’en être si longtemps laissé conter. Communistes, sociaux-démocrates, anarchistes ou islamistes, le monde des idéologies politiques ne leur fait pas peur, à condition que ce soient eux qui le fabriquent, à condition que ce soient eux qui le contrôlent. Ils ont confiance dans la révolution, à condition qu’elle reste la leur. Si le monde démocratique occidental s’effraie d’un possible déchaînement des foules arabes laissées sans bride, c’est bien la sérénité qu’expriment les acteurs de tout bord devant la caméra de Christophe Cotteret. S’ils ne savent pas où ils vont, ils savent bien d’où ils reviennent et où ils ne veulent plus mettre les pieds. Rattrapée par l’institution, la révolution accouche de la politique, de l’État et de la police. Produit-elle de sa propre destruction ? À entendre les interviews, on a pourtant envie d’y croire. Et de fait, avec du recul, aujourd’hui, c’est bien la Tunisie, pays initiateur des Printemps arabes, qui semblent être aussi celui où l’expérience démocratique et du jeu de l’alternance politique s’enracine le mieux



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