« Une vue de Descartes » par Valéry, suivie de quelques textes du philosophe, à relire.

Les Éditions Gallimard, dans la collection Pléiade, publient trois textes différents de Paul Valéry sur Descartes : un Fragment d’un Descartes, un Descartes et Une vue de Descartes. Ce qui les distingue, dans leur projet, plus que dans leur contenu, est ceci : le premier a joué le rôle de support pour les conceptions théoriques de Valéry (autour de La soirée avec Monsieur Teste), le deuxième consiste en un discours prononcé à la Sorbonne pour l’inauguration du 9ème Congrès international de philosophie. C’est la date qui importe : 31 juillet 1937. On peut comprendre que le contexte ait obligé à élever les droits d’un philosophe français à l’encontre de la puissance militaire allemande en gestation. Toute une symbolique se profile en arrière plan de ce propos. Le troisième texte est paru en tête des Pages immortelles de Descartes choisies et expliquées par Paul Valéry, collection «  Les Pages immortelles », Éditions Corréa (1941).

C’est ce troisième texte qui est republié ici. Et l’optique est nostalgique. L’éditeur explique ainsi le projet : la collection « Les auteurs de ma vie » invite de grands écrivains d’aujourd’hui à partager leur admiration pour un classique. Elle reprend le principe des « Pages immortelles », publiées dans les années trente et quarante chez Corrêa/Buchet Chastel. Chaque volume se compose ainsi d’une présentation de l’auteur choisi, suivie d’une anthologie personnelle.

Effectivement, le volume ici présenté contient le texte de Valéry, le Discours de la méthode en son entier – mais sans les applications scientifiques qu’étaient la Dioptique, les Météores et la Géométrie –, puis les deux premières « méditations métaphysiques » dans la traduction du duc de Luynes, et enfin des lettres (à Luynes, Marin Mersenne, Guez de Balzac, sur Paris, et surtout sur le Traité du monde brûlé et perdu pour nous). L’ensemble, s’il est un peu perturbant pour un spécialiste, n’est pas incohérent, à condition d’y lire aussi les préoccupations de l’éditeur ou une certaine défense de Valéry par soi-même. Il n’en reste pas moins vrai, redisons-le, que ce type de confrontation constitue pour le lecteur une belle occasion de relecture ou d’une découverte qui peut aussi égarer.

 

Un croquis du personnage intellectuel

Ne parlons cependant pas des textes de Descartes. C’est plutôt l’encadrement de cette édition qui est intéressant, c'est-à-dire le texte de Valéry. Ce dernier prend des précautions d’emblée : « je ne suis point philosophe », ce qui n’est pas nécessairement un défaut pour lire un philosophe ! Et il ajoute ne pas vouloir rivaliser avec les milliers (c’est le moins !) de pages déjà noircies (en 1941) sur Descartes. Et il le fait bien sentir, si l’on veut bien être attentif au titre de l’essai, « Une vue de Descartes », comme une certaine « vue de Delft », bref un tableau à lire. Et d’ailleurs, pour être plus précis encore, ce n’est pas une vue de la philosophie de Descartes, mais une vue de René Descartes, l’homme, le personnage, l’intellectuel : « j’essaie de faire à ma manière un croquis de son personnage intellectuel ». On le prendra donc à sa naissance et on l’accompagnera jusqu’à son décès, en pointant les grands moments de cette existence, qui commence, intellectuellement, par les fameux rêves de 1619 – que l’on peut oser mettre en parallèle avec la non moins fameuse nuit de Gênes vécue par Valéry, ce moment où il décide (par mimétisme avec Descartes) de consacrer son existence à la « vie de l’esprit ».

Valéry insiste donc « sur la personnalité forte et téméraire » du « grand » René Descartes. Elle le préoccupe plus que sa philosophie. Il cherche même exactement à faire émerger l’idée « qu’il nous présente un magnifique et mémorable moi ». Il écrit ainsi : « Ce qui attire mon regard, à partir de la charmante narration de sa vie [allusion au Discours] et des circonstances initiales de sa recherche, c’est la présence de lui-même dans ce prélude d’une philosophie. C’est, si l’on veut, l’emploi du Je et du Moi dans un ouvrage de cette espèce, et le son de sa voix humaine; et c’est cela, peut-être, qui s’oppose le plus nettement à l’architecture scolastique ».  

 

Du Moi au Cogito

On voit bien le télescopage qui est en vue d’emblée : le passage du Moi de Descartes au cogito. Passage traité sous la forme d’un être dont on nous restitue la vie, quitte à montrer que cette vie est sous-jacente au « système » de pensée, palpite même sous lui. Cette distinction est évidemment problématique, comme la fusion du Moi de Descartes et du cogito – dont Valéry affirme que la formule n’a aucun sens, mais une très grande valeur – ou le jeu sur le paradoxe que constitue le récit d’une carrière appuyée à la fois sur les rêves de 1619 (l’irrationnel) et la rigueur du système. Et voilà le cogito de Descartes ravalé au rang de l’égotisme de Stendhal, soit « l’égotisme, le développement de la conscience pour les fins de la connaissance ».

Valéry ne rêve pas commenter Descartes savamment, il espère ressentir profondément le sens de la mission que la personne René Descartes s’est donnée. Il tombe sous le charme de cette dernière. Ce que Valéry croit voir dans le cogito, ce n’est pas ce qu’on en retient généralement, mais « un acte réflexe » de l’homme, « l’éclat d’un acte, d’un coup de force », qui doit nous conduire à l’exploration de ses manœuvres intérieures, dans un « style admirable ». Voici la synthèse du propos de Valéry par lui-même : « De quoi s’agit-il ? Et quel est l’objectif ? Il s’agit de montrer et démontrer ce que peut un Moi. Que va faire ce Moi de Descartes ? Comme il ne sent point ses limites, il va vouloir tout faire, ou tout refaire. Mais d’abord, table rase. Tout ce qui ne vient pas de Moi, ou n’en serait point venu, tout ceci n’est que paroles ».

Il convient toutefois de reconnaître, même si on ne pratique pas la même lecture que Valéry, que ce dernier arrive à enchaîner les considérations sur la philosophie de Descartes (qu’il prend avec précautions et dont il dénonce les faiblesses, à juste titre : le propos sur l’animal-machine, et quelques éléments de la physique) autour de ce « moi », avec habileté, si ce n’est pas avec rigueur philosophique. Le commentaire sur l’époque contemporaine, à travers cette lecture, est flagrant, et s’inscrit fortement dans les dernières lignes du texte de Valéry : « L'individu devient un problème de notre temps, la hiérarchie des esprits devient une difficulté de notre temps, où il y a comme un crépuscule des demi-dieux, c’est-à-dire de ces hommes disséminés dans la durée et sur la terre, auxquels nous devons l’essentiel de ce nous appelons culture, connaissance et civilisation ».

En somme, la seule chose qui intéresse Valéry, qui l’enchante même et rend le philosophe Descartes vivant à ses yeux, c’est « la conscience de soi-même [de Descartes], de son être tout entier rassemblé dans son attention ». Certes, Valéry ajoute que « cette opinion (...) m’est toute personnelle », mais dès que l’on se plonge dans la carrière de Monsieur Teste, ce sont ces modes d’approche du triomphe du moi qui dominent, conçus néanmoins comme « origine des axes de sa pensée ». La présence du « héros » Descartes y est tout entière