Quelles histoires se racontait-on dans les plantations de coton en Virginie ? Des histoires drôles et féroces, où John le sorcier dame le pion de son maître stupide, mais plus d’une fois prend des coups de bâton. Ces récits venus des fers sont traduits pour la première fois en français.

 

Les éditions La Découverte ont publié récemment une importante monographie qui replace les esclaves noirs américains comme acteurs à part entière de leur libération (Plus jamais esclaves !, Aline Helg).  Au même moment, un livre de dimension plus modeste publié chez Anacharsis apporte un écho direct à cette vision proactive de l’émancipation par les Noirs eux-mêmes.
 

Rire enchaîné. Petite anthologie de l'humour des esclaves noirs américains est une sélection de contes et récits humoristiques qui se racontaient dans les veillées nocturnes, ou pendant les rares moments de répit octroyés aux esclaves des plantations nord-américaines. Ces histoires mettent en scène des esclaves malins, des maîtres cruels ou stupides, des animaux sortis tout droit du  Roman de Renard. Le plus souvent, elles ont été recueillies après l’abolition de l’esclavage en 1865 aux Etats-Unis, faisant l’objet d’une publication en langue anglaise. Mais jamais encore ces récits n’avaient été traduits.

Comme le dit Thierry Beauchamp   , dénicheur de trouvailles littéraires et traducteur, ces histoires offrent un « témoignage précieux sur la psyché de l’esclave ». La réalité décrite ici n’a rien de compassionnel, le pathos y est totalement absent. L’esclavage n’est pas vu à travers la lorgnette des libéraux et des abolitionnistes, qui le plus souvent ont monopolisé la question, mais bien à travers la condition de l’esclave, souffrant dans son corps et disposant, comme seule arme défensive propre à regagner sa dignité, d’un humour à toute épreuve.

 

La ruse de l’homme noir 

 

Dans « Le cheval d’orgueil », le vieux John  –  les esclaves s’appellent toujours John ou Jack dans ces récits – a des talents de sorcier, il sait toujours ce que va dire ou faire son maître. Manière de dire qu’il est bien plus intelligent que son maître qui finira dupé, ruiné et même jeté à la rivière avec son consentement ! Assez souvent malgré tout, l’esclave finit roué de coups par son impitoyable maître. Si un gri-gri offre à l’esclave de se métamorphoser en lapin, son maître possédera aussi un gri-gri plus puissant, qui le changera en lévrier pour l’attraper. Parabole de l’impossible évasion… Et quand un Noir doit combattre un des siens dans un combat singulier (les maîtres organisaient des combats où ils misaient sur leurs esclaves), celui-ci emploie des ruses homériques pour éviter de combattre.

 

Quant à l’histoire de cet esclave qui parvient à fuir sa plantation du Mississipi jusqu’au nord grâce à des militants abolitionnistes, elle révèle toute l’ironie corrosive portée par ces récits, tant à l’égard de ceux qui traitaient les hommes noirs comme des biens meubles que vis-à-vis des abolitionnistes. Car ceux-ci enferment souvent l’esclave dans un discours misérabiliste, accentuant encore – même involontairement – leur condition d’objet. Ainsi, accueilli chez un pasteur, le fugitif est-il pressé de questions apitoyées sur sa condition d’esclave. Et à chaque fois, l’homme répond dans un anglais parfait que non, il a été très bien traité, que son maître le laissait dormir huit heures par jour, etc. Exaspéré, le bon pasteur lui demande alors pourquoi il s’est enfui. Ce à quoi l’homme noir répond : « Monsieur, la place que je viens de quitter est toujours vacante, si l’un d’entre vous est intéressé… »

 

Rire enchaîné. Petite anthologie de l'humour des esclaves noirs américains

Textes réunis et traduits de l'anglais par Thierry Beauchamp

 Anacharsis, 2016

 107 p., 14 euros