Dans cet ouvrage polémique, Jean-Pierre Le Goff, sociologue et chercheur au CNRS, décrypte le malaise de nos sociétés démocratiques.

 

Nonfiction : Une interprétation largement partagée du malaise français souligne avant tout le poids de la mondialisation et du néo-libéralisme dans ses fondements même. Cette interprétation, que vous qualifiez d’« économiste », réduit le malaise démocratique au simple effet de la pesanteur de l’infrastructure économique. À l’inverse, et c’est toute la force de votre ouvrage, vous retournez le problème en invoquant la faiblesse de nos ressources morales, intellectuelles et culturelles qui constituaient des garde-fous contre le libre jeu de la concurrence et l’hégémonie du modèle marchand. Comment expliquez-vous la déroute de ces ressources ?

 

JPLG : La déroute de ses ressources ne date pas d’aujourd’hui et est liée au basculement qui s’est produit dans la seconde moitié du XXe siècle. Dans mon livre, je souligne avant tout deux facteurs clé de ce basculement : la « révolution culturelle » des années 1960-1970, plus précisément ce que j’ai appelé l’« héritage impossible » de mai 68, et la fin des Trente glorieuses avec le développement du chômage de masse.

Sur plusieurs générations, on a assisté à un grand règlement de comptes avec tout un héritage humaniste et républicain qui a réduit l’histoire de l’Occident à ses pages les plus sombres en le rendant responsables de tous les maux de l’humanité. Tout un courant post-soixante-huitard a considéré l’État et les institutions comme de purs phénomènes de domination, valorisé l’expression de la subjectivité débridée au détriment de la raison, mis en exergue de façon angélique tout ce qui, de près ou de loin, ressemblait à la figure du dominé, de l’autre, de l’étranger… On peut estimer que ce règlement de comptes a correspondu à une sorte de « catharsis » qui a permis à un moment donné de mettre en question les bureaucraties, le moralisme ancien, l’ethnocentrisme, le nationalisme  xénophobe et chauvin…

Mais à vrai dire, ce règlement de compte a mis à mal tout un héritage politique et culturel qui spécifie notre pays et la civilisation européenne. Combiné au chômage de masse, il a entrainé des effets importants de déstructuration anthropologique individuelle et sociale pour une partie de la population. Ce ne sont pas seulement les « dégâts du progrès » qui ont été mis en cause mais l’idée même de progrès. La démocratie est devenue synonyme d’indétermination, de relativisme culturel, d’ouverture invertébrée, réduite à une vision angélique des droits de l’homme.

Dans le même temps, les institutions ont eu de plus en plus tendance à être considérées comme de simples organismes prestataires de droits et de services. Le règne du relativisme et du cynisme de bon ton s’est développé dans ces années marquées par l’ « ère du vide », le règne du « fric et de la frime »… Dans les années 1980, Bernard Tapie a incarné une sorte de nouveau héros de cette « postmodernité ». C’est dans cette « ère du vide » et d’un individualisme désaffilié que le modèle marchand a pu devenir hégémonique, la figure du « client roi » se greffant sur ce nouvel individualisme, le manager et le commercial supplantant les figures de l’ouvrier et de l’ingénieur. Ce qu’on appelle d’un mot un peu fourre-tout le « néo-libéralisme » a triomphé au tournant des années 1970 et 1980 dans le vide laissé par la fin des grandes idéologies liées au communisme, au socialisme, au nationalisme… et plus profondément par le doute profond qui s’est instauré sur notre histoire et sur notre héritage national et européen.

 

Nonfiction : Le nouvel individualisme contemporain que vous décrivez dans ce livre s’inscrit dans un mouvement d’émancipation de l’individu, mouvement qui, vous le rappelez, est l’un des fondements du système démocratique. Mais il a poussé ce mouvement à l’extrême et l’a fait basculer dans un déséquilibre qui rend problématique le rapport que l’individu entretient avec ses semblables. Nous serions entrés dans l’ère de la déliaison. Ce qui soulève un paradoxe : l’ultra-individualisme conduit à une compartimentation de la société française. Les Français se replient toujours plus derrière des intérêts communautaires et catégoriels. Comment cette « révolution culturelle » s’est-elle imposée dans notre société ?

 

JPLG : Ce déséquilibre et ce repli sont le fruit de l’érosion des anciens engagements qui inscrivaient l’individu dans des collectifs et une vision de l’histoire marquée par les idées de progrès et d’émancipation. Ce processus est constitué de plusieurs séquences dont la « révolution culturelle » de mai 68 n’est qu’un aspect.

Tout d’abord, comme l’a bien vu Tocqueville en étudiant la société américaine au XIXe siècle, la tendance au repli sur la sphère de la vie privée inhérente à l’individualisme démocratique était antérieurement compensée par un tissu d’associations, de collectifs divers et une presse d’opinion qui inséraient l’individu dans la collectivité et pouvaient l’éclairer sur les affaires de la cité. Ces réalités vont s’éroder dans un premier temps avec la société de consommation et des loisirs qui a vu se développer une nouvelle mentalité plus hédoniste et centrée sur le bonheur privé. La révolution culturelle de mai 68 s’inscrit dans cette nouvelle situation ; elle est marquée par une critique radicale des institutions et  une revendication d’une autonomie poussée à l’extrême. 

Ce déséquilibre va s’accentuer dans les années 1970, conjuguant l’héritage impossible de mai 68 et la crise avec le poids du chômage de masse qui incite au repli. S’y ajoute la crise des grandes idéologies du passé (communisme, socialisme, nationalisme…) et du militantisme traditionnel. C’est dans cette nouvelle situation que l’engagement est devenu caritatif et humanitaire dans une logique d’aide aux victimes et aux plus démunis : « médecins du monde » et les « restaus du cœur » sont les figures clé de ce retournement.

Aujourd’hui, dans un monde et un avenir des plus chaotiques que les politiques eux-mêmes se montrent incapables de maîtriser tout en appelant à s’y adapter au plus vite, le pays est fatigué, non pas de la modernité mais de la fuite en avant moderniste incarnée par le fameux slogan : « Le changement c’est maintenant »… Le changement c’est toujours maintenant dans une course folle à une adaptation insignifiante et régressive pour une bonne partie de la population. Ce que j’ai appelé le « pouvoir informe » fait du surf sur les évolutions les plus problématiques et se montre incapable de tracer un avenir discernable. Ce pouvoir informe et cette fuite en avant moderniste désorientent, répandent le stress et l’angoisse au sein de la société. C’est un jeu de miroir délétère qui s’est ainsi instauré depuis des années entre la société et l’État : pouvoir informe, fuite en avant et société morcelée et désorientée vont ensemble. Dans ce monde en panne de repères structurants et d’avenir discernable, les individus ont tendance à se replier sur leurs communautés premières d’appartenance comme repères identitaires et la défense de leurs intérêts catégoriels dans une logique de survie.

 

Nonfiction : Le nouvel individualisme dont vous tracez les contours se traduit également par l’émergence d’un « relativisme culturel ». Comment se manifeste selon vous ce relativisme ? Les attentats de novembre 2015 ont-ils changé la donne ? En effet, bien isolées ont été les voix qui ont relativisé ces attentats en ne les abordant qu’à travers leur dimension sociale. 

JPLG : Relativisme culturel et individualisme déculturé sont intimement liés. Ce relativisme sous sa forme extrême se traduit par une ouverture culturelle invertébrée, qui se traduit par la question désarmante : « Après tout, pourquoi pas ? »Toutes les cultures du monde qui comportent des conceptions du monde, des valeurs, des comportements différents de celles qui sont propres à notre pays et à la civilisation européenne peuvent être mises en équivalence sur fond d’un individualisme autocentré et désaffilié qui a tendance à se prendre pour le centre de tout. Dans l’illusion d’une autonomie absolue, hors de tout ancrage civilisationnel et de toute histoire, la subjectivité individuelle, la façon dont l’individu perçoit spontanément et ressent les choses, les sentiments qu’il éprouve, constituent les critères essentiels d’un choix ouvert sur tous les possibles. Cette ouverture tous azimuts s’est affirmée sous les modalités du pacifisme, de la gentillesse, de la convivialité avec l’illusion que tous les individus du monde partagent peu ou prou les mêmes valeurs.

 

Les attentats islamistes de janvier et de novembre 2015 sont venus percuter soudainement ce relativisme culturel et l’angélisme qui lui est inhérent. L’épreuve du réel s’est manifestée sous une forme paroxystique de meurtres de masse qui ont produit des effets de sidération. Pour l’individualisme autocentré vivant dans l’entre-soi avec ceux qui lui ressemblent, le terrorisme et l’islamisme radical sont difficilement compréhensibles et mentalement intégrables, ils paraissent surgis de nulle part et ne relèvent pas de la catégorie de l’humain. Cette barbarie n’en amène pas moins à mettre en question un relativisme culturel extrême, en reconnaissant, bon gré mal gré, que nous tenons à des valeurs démocratiques qui sont loin d’être partagées par tous les peuples du monde. Mais encore s’agit-il de ne pas en rester aux bons sentiments et au prêchi-prêcha qui invoquent l’amour et la fraternité universelle en déniant la pluralité des cultures et des civilisations. C’est ce dernier point que beaucoup d’individus élevés et éduqués dans un nouvel ethos relativiste et gentillet ont encore du mal à admettre. Ils ne veulent par avoir d’ennemis et ont peur de verser dans la « guerre des civilisations ». Mais le fait est que nous avons des ennemis qui veulent nous détruire.

 

Nonfiction : La remise en question salutaire de l’ethnocentrisme aurait, selon vous, versé dans une appréciation négative de notre propre culture et, de fait, dans l’idéalisation d’autres cultures. En d’autres termes l’homme occidental serait enclin à nourrir une haine de soi qui laisserait un boulevard aux dérives communautaristes. Toutefois, toutes les critiques de nos dysfonctionnements, et elles sont nombreuses, se résument-elles à de la haine de soi ?

 

JPLG : Bien sûr que non. Toute critique de ce que vous appelez des « dysfonctionnements » – encore s’agirait-t-il de préciser ce qu’on entend par ce terme et de quels domaines de l’activité sociale il est question – ne renvoie pas à la haine de soi. Le recul réflexif et critique, l’autonomie de jugement liés aux idéaux des Lumières sont des acquis essentiels de notre héritage européen. Mais cet héritage a été sérieusement mis en question dans le courant du siècle dernier suite aux deux guerres mondiales, à la shoah, aux totalitarismes et au colonialisme.

Un doute profond s’est développé quant aux capacités émancipatrices de notre  culture. C’est dans ces conditions que la mise en question de l’ethnocentrisme, de l’« européanisme » ont basculé vers des formes de mésestime de soi. L’analyse critique salutaire de notre héritage qui implique une opération de discernement et non la table rase, a versé dans un règlement de compte historique qui a mis en exergue les pages noires de notre histoire dans une logique pénitentielle qui n’en finit pas. Dans le même temps, l’étude et la reconnaissance des autres cultures du monde ont versé dans un angélisme parant les autres peuples du monde des vertus qui nous feraient défaut. La façon dont aujourd’hui un courant fondamentaliste de l’écologie considère les « peuples premiers » comme des écolos avant l’heure est de ce point de vue significatif. Il en va de même de la fascination pour les nouvelles formes de spiritualité néo-bouddhiste.

Comme je le montre dans mon livre, cette remise en cause radicale et cette fascination ont d’abord été portées par la contre-culture des années 1960 pour aboutir, au terme de tout un parcours, à la banalisation de ces thèmes et à un nouveau conformisme. Cette contre-culture dans sa forme la plus extrême a véhiculé un nihilisme qui demeurait marqué par une dynamique de transgression. Il n’en a plus été de même avec la banalisation et l’institutionnalisation de cette contre culture dans les années 1980. Analysant au XIXe siècle le nihilisme européen, Nietzsche distinguait le « nihilisme actif » comme « force de violence apte à la destruction » et le « nihilisme passif », signe de faiblesse et d’épuisement   . Le XXe siècle semble être passé de l’un à l’autre et les mots de Bernanos – « Il est plus facile que l’on croit de se haïr » – trouvent de l’écho dans cette situation.

 

Nonfiction : De même, vous soulignez l’intrusion de la morale ou plutôt du moralisme dans le débat public qui contribuerait à l’hystériser toujours davantage. Ce phénomène est-il vraiment une nouveauté ? Les années d’après-guerre ont vu des affrontements intellectuels très violents entre les marxistes persuadés de parler au nom du Bien et leurs opposants qui parlaient au nom du principe de réalité. Où voyez-vous la rupture ?

 

JPLG : Là aussi nous avons affaire à un processus de continuité-discontinuité. Dans les années d’après-guerre, la catégorisation de réactionnaire et de fasciste, le déni du réel étaient banals du côté des communistes. On a du mal à se représenter aujourd’hui la violence des polémiques de l’époque, les stigmatisations de ceux qui de près ou de loin critiquaient l’URSS de Staline (dénommé tout bonnement le « petit père des peuples ») et, au sein même du parti communisme, de ceux qui critiquaient ou émettaient des réserves sur la « juste ligne du Comité central ». Les intellectuels communistes et les « compagnons de route » n’étaient pas en reste dans la dénonciation des traîtres et des « petits-bourgeois », au moment même où en URSS et dans les pays de l’Est les procès contre les « hitléro-trotskystes », les « fascistes », les « valets » et les « suppôts » de l’impérialisme américain… battaient leur plein. Sartre lui-même n’hésitait pas à déclarer : « Tout anticommuniste est un chien. »

À cette époque, ces polémiques avaient en arrière fond le poids et l’influence du Parti communiste et de la CGT inféodée au PCF qui prétendaient être les seuls et authentiques représentants de la classe ouvrière sur fond d’une idéologie totalitaire brassant le tableau d’une humanité en marche vers le communisme. L’idéologie s’appuyait sur un appareil et l’URSS qui lui donnaient un semblant de réalité et fascinaient nombre d’intellectuels et de  journalistes qui exerçaient déjà une forme de magistère. Cette situation a profondément perverti le débat intellectuel et a laissé des traces. À la fin des années 1960 et au début des années 1970, les groupuscules maoïstes, trotskystes et autres ont, à leur manière, repris le flambeau. La division du monde en deux camps, l’antifascisme – notion fourre-tout et facile pour disqualifier l’adversaire –, comme les formulations « faire le jeu de»… de la droite, de la réaction, de l’extrême droite… ont façonné des structures mentales qui ont aujourd’hui de beaux restes. Mais les différences avec la situation actuelle n’en sont pas moins manifestes.

Le moralisme actuel est d’un genre particulier : il n’est pas articulé à une idéologie totalitaire qui prétendrait détenir les clés d’une marche de l’histoire vers son accomplissement. Le communisme comme la doctrine socialiste sont en morceaux, même si les nouveaux moralistes en gardent quelques réflexes. Le nouveau camp du bien n’est pas un phénomène totalitaire au sens strict du terme. Sous beaucoup d’aspects, il en paraît même l’image inversée : il n’entend pas en finir avec la démocratie, il  se réfère à l’individu, aux valeurs de diversité, d’ouverture, de tolérance, du multiculturalisme… et se présente comme l’émanation et la représentation des individus et de la société. C’est de cette manière qu’il s’inscrit dans la démocratie et exerce son influence au sein de certains médias et de l’État. Et s’il développe une police de la parole et de la pensée qui fait pression et peut porter plainte en justice, cette situation n’est nullement comparable avec la terreur totalitaire.

Le nouveau moralisme est un « faux gentil » qui énonce une idée du bien qui se veut douce, généreuse et pacifique, fait valoir de bons sentiments. C’est sur ces bases et de cette façon paradoxale qu’il dénonce et ostracise ses opposants. Ce nouveau moralisme est issu du « gauchisme culturel   » qui s’est répandu dans la société et qui, au terme de tout un parcours, a fini par déboucher sur une « moraline », un prêchi-prêcha déconcertant, faits de bouts d’anciens schémas doctrinaires en morceaux et surtout de bons sentiments. L’hégémonie de cette nouvelle bien-pensance commence à être battue en brèche   .

 

Nonfiction : Vous revenez ensuite longuement sur un phénomène devenu caractéristique de nos sociétés développées : le chômage de masse. Selon vous, le chômage n’est pas seulement un problème économique et social mais comporte une dimension anthropologique fondamentale. Qu’entendez-vous par là ? 

 

JPLG : Prendre la mesure des effets délétères du chômage implique de s’interroger en contrepoint sur ce que signifie le travail, sous l’angle à la fois de l’emploi et de la nature même de l’activité, ces deux dimensions jouant un rôle important dans la structuration de la vie individuelle et collective. Le travail ne se limite pas au registre économique et social. Dans les sociétés modernes, il occupe une place et un statut particuliers par rapport aux autres activités sociales. C’est pour ces raisons, que le chômage, fût-il accompagné socialement, ne peut être considéré comme une situation bénigne pour les individus et la société, situation à laquelle on finirait, bon gré mal gré, par s’adapter au fil des ans.

Le  travail permet d’abord de « gagner sa vie », d’assurer sa propre sécurité matérielle. Il est une condition sine qua non de l’autonomie individuelle en même temps qu’il intègre l’individu dans un collectif. L’individu sort de la sphère du privé, de ses communautés premières d’appartenance pour s’insérer dans des rapports sociaux de coopération, qui peuvent être aussi conflictuels, par lesquels il se sent partie prenante d’une collectivité en menant une activité socialement utile. Le travail permet de  se confronter à l’épreuve du réel, aux limites du possible, en mesurant l’effectivité de ses capacités et ses compétences reconnues socialement. Ces dimensions anthropologiques ne présagent pas des conditions concrètes et du contexte économique et social dans lesquels s’exerce l’activité, mais leur prise en compte est essentielle pour comprendre les effets du chômage sur les individus et la société.

Le chômage bouche l’horizon de la jeunesse, accentue leur situation de dépendance prolongeant ainsi la période transitoire de l’adolescence, avec des phénomènes de « galère », et de ressentiment vis-à-vis de la société. Le chômage de masse a également amené un redécoupage entre les âges avec la notion d’« employabilité ». Au travers des plans de restructurations des entreprises, des mises à la retraite anticipée et des licenciements, une nouvelle catégorie de salariés est née : celle dont l’âge se situe autour de la cinquantaine avec un faible niveau de qualification.

Combiné avec la décomposition familiale et les drames qui souvent s’y rapportent, le chômage prolongé aboutit à ce que j’ai dénommé, d’un terme familier, la « déglingue   ». Ce phénomène désigne un état de désaffiliation et de déstructuration identitaire entraînant une profonde dégradation du rapport à soi-même et aux autres qui se répercute sur la vie en société. Dans les régions les plus touchées par le chômage, c’est le creuset (tout à la fois économique, social et culturel) dans lequel s’inséraient les rapports sociaux et qui faisait la dynamique de la vie collective qui est atteint au plus profond.

 

Nonfiction : Vous écrivez que la crise de la démocratie voit naitre des nouvelles formes de religiosité. Des formes de religiosité diffuse imprégnées de « néo-bouddhisme » et de « paganisme » se répandraient en douceur dans les représentations collectives. Qu’appelez-vous le « néo-bouddhisme » ? Quels sont les vecteurs de transmission de ces visions du monde ?

 

JPLG : Le néo-bouddhisme se réfère à la spiritualité bouddhiste sans pour autant partager totalement à sa vision du monde et être un pratiquant assidu. Dans le domaine des religiosités diffuses comme dans beaucoup d’autres, on assiste  à de curieux mélanges où l’individu va chercher dans les diverses religions du monde, les sagesses antiques, les mystiques diverses…, ce qui semble le mieux convenir à ses préoccupations d’un moment et ce qui peut faciliter son épanouissement.

Le bouddhisme qui s’est développé en France n’échappe pas à ce phénomène. Mais par rapport à d’autres formes de spiritualité, ce courant présente quelques « avantages » dans la mesure où il peut répondre aux besoins d’une nouvelle mentalité individualiste propre à certaines catégories sociales. Il  fait écho aux thèmes de la souffrance et de la victimisation et se présente comme n’étant pas une religion dans la mesure où il n’implique pas la croyance en un Dieu transcendant. Ces deux traits lui confèrent un attrait particulier pour un type d’individu autocentré et souffrant et qui, de plus, considère toute transcendance sous l’angle de l’aliénation de soi et de la domination. La façon dont le bouddhisme, tout particulièrement le bouddhisme tibétain, s’affiche dans l’espace public est du reste significatif : il offre la possibilité d’en finir avec la souffrance, se présente avant tout comme un sorte de « spiritualité laïque » et une thérapie qui fait du bien et peut permettre d’accéder au bonheur par un certain nombre d’exercices.

Le succès rencontré par les stages de « méditation » et ses variantes (« Pleine conscience » ou « bienveillante » à la tibétaine…) est particulièrement significatif de cet engouement. Des associations peuvent du reste combiner séminaires, conseils et exercices pour managers stressés, personnel hospitalier et tout individu en recherche d’apaisement. Ces offres de séminaires, de conférences, les succès d’édition … constituent un marché non négligeable sur le créneau porteur du désarroi contemporain, de la souffrance, du « stress », de l’anxiété d’individus en recherche éperdue d’eux-mêmes dans une société déculturée et un monde des plus chaotiques. Plus précisément, le néo-bouddhisme fournit le point de désengagement et de retrait d’une vie moderne qui semble devenue folle, par un travail sur soi qui permet de se placer hors de l’histoire et des désordres du monde et prétend parvenir à la prise de conscience d’une essentielle vacuité. En ce sens, le néo-bouddhisme est l’un des symptômes du malaise des démocraties européennes qui ont perdu le sens de leur héritage spirituel et culturel. 

 

Nonfiction : Vous allez même jusqu’à parler d’ « écologisme fondamentaliste ». Votre critique de l’écologie peut parfois laisser penser que vous discréditez cette thématique en ne la considérant pas comme légitime. Comment devraient s’exprimer ceux qui font de l’écologie leur combat ? Est-ce que la défense des enjeux environnementaux relève forcément d’un ésotérisme béat ?

 

JPLG : Il s’agit de faire la part des choses entre ce qui relève d’un certains nombre de problèmes et de défis écologiques et des discours qui leur donnent une signification et une portée qui ne vont pas de soi. Les défis en question ne se limitent pas à la question du climat, des économies d’énergie et des énergies renouvelables, mais concernent de nombreuses questions : biodiversité, épuisement de certaines ressources, problèmes des déchets, de la pollution de l’air, de l’eau… Ces problèmes bien réels se trouvent souvent intégrés dans des discours qui s’appuient sur eux pour légitimer un procès radical et sans appel des acquis de la civilisation européenne et occidentale, en prônant une nouvelle révolution culturelle et une rupture radicale.

Le prophétisme du malheur, l’appel à une révolution spirituelle et le moralisme constituent des traits marquants de cet écologisme fondamentaliste, imbu d’une religiosité diffuse qui puise de façon éclectique dans les différentes religions tout ce qui de près ou de loin induit un rapport réconcilié, harmonieux avec la nature, voire avec l’univers tout entier, en y trouvant la source du divin. Dans ce cadre, la dépréciation de notre propre histoire et de notre culture s’accompagne d’une ouverture et d’une fascination pour les « peuples premiers » et les religions asiatiques. Ce fondamentalisme écologique considère l’homme comme une « espèce parmi d’autre » et un « élément d’un grand tout ». La séparation de l’homme et de la nature et la volonté de la maîtriser sont pour lui la source de tous les maux ayant amené aujourd’hui l’humanité au bord du gouffre. Ce ne sont pas la crise et les dégâts du progrès qui sont en question mais l’idée même de progrès.

L’héritage des Lumières par l’importance centrale qu’il accorde à la raison comme faculté propre à l’espèce humaine n’est pas seul en cause par ces discours. Ceux-ci mettent tout autant en question les héritages religieux juif et chrétien. Le statut traditionnel de la dignité première de l’homme dans l’ordre de la création est évacué au profit d’une conception qui considère l’être humain comme un élément d’une totalité qui le relie directement à l’ensemble des êtres vivants et aux éléments constitutifs de l’univers. La conception de l’homme occidental glisse vers de nouveaux horizons où les gourous écologistes en tout genre peuvent trouver leur compte.

Dans mon livre, j’examine les discours de quelques-uns d’entre eux qui jouissent d’un grand prestige auprès d’une partie de l’opinion et dans les médias qui demeurent aveugles sur les religiosités qu’ils diffusent sous la forme d’un vaste prêchi-prêcha. Le côté boy scout sympathique ou vieux sage cultivant son jardin, le déferlement de discours appelant à l’amour et à la fraternité universelle via la défense de la planète écrasent tout et rendent difficile tout recul réflexif et critique permettant de mettre à jour les croyances véhiculées. Ce travail critique que j’ai mené dans mon livre me paraît indispensable si nous voulons sortir de la confusion et du méli-mélo de l’écologisme fondamentaliste pour analyser rationnellement les problèmes et les défis écologiques.

 

Nonfiction : Vous avancez enfin que certains d’entre nous vivraient à l’abri du réel. Toutefois le rapport au « réel » est complexe et ambivalent puisqu’il est conditionné à la fois par un vécu et une perception. En effet, selon que l’on consulte quotidiennement le site FdeSouche ou Le Monde Diplomatique, la perception que l’on va se faire du « réel » ne sera pas la même. D’un côté on accusera l’État français d’être l’organisateur coupable d’un hypothétique « Grand remplacement », de l’autre, l’État sera mis en cause pour sa rigidité vis à vis des migrants ainsi que pour sa politique « islamophobe » et répressive liée à l’état d’urgence. De même, celui qui vit dans une zone périurbaine n’aura pas le même vécu que son concitoyen qui vit en centre ville. Difficile donc de tracer les contours du « réel ». En définitive, l’appel au « réel » n’est-il pas un argument symbolique pour discréditer son adversaire politique ? 

 

JPLG : Votre question comporte une dimension philosophique impliquant le fait de savoir ce qu’il en est du réel, si la connaissance permet de l’atteindre et elle me paraît articulée autour de la notion d’une perception et d’un « vécu » subjectif emprunt de relativisme. Je n’ouvrirai pas ici un débat philosophique, ontologique ou épistémologique, mais il m’importe d’expliciter quelques repères qui guident ma réflexion et le travail que je mène depuis des années.

Il est vrai que l’invocation du réel, tout comme celle des grandes valeurs généreuses, peut servir à discréditer l’adversaire. Mais de telles références générales ont en même temps pour fonction d’éviter de se laisser interpeller par des faits, des événements qui viennent troubler les cadres de pensée habituels, un certain confort intellectuel en même temps qu’identitaire. C’est ce qui est arrivé à la gauche qui s’est enfermée dans des schémas doctrinaires issus d’une autre époque avant de se reconvertir au modernisme ambiant, notamment dans le domaine des mœurs et de la culture, comme substitut à la crise de sa doctrine. « La réalité, écrit justement Hannah Arendt a cette habitude déconcertante de nous mettre en présence de l’inattendu, auquel nous n’étions nullement préparés   ». En d’autres termes, il s’agit d’abord de savoir si nous pouvons nous entendre sur la reconnaissance d’un certain nombre de faits nouveaux déconcertants et en même temps de comprendre la façon dont ces faits sont non seulement perçus par des individus mais s’inscrivent dans un ensemble de représentations et de valeurs liées à une société historique donnée. Telle est du moins la démarche que je me suis efforcé de mettre en œuvre dans mon livre. Il s’agit de prendre en compte un certain nombre de faits, de données historiques, en même temps que de comprendre les mentalités individuelles et un « air du temps » global qui  imprègne la société.

Cette façon d’interpréter la réalité n’en reste pas à un pur point de vue d’« intelligibilité » dans le domaine de l’histoire et de la politique. Ma démarche consiste à questionner de façon critique des évolutions à partir d’une conception de la condition humaine et de la politique issue d’un héritage civilisationnel et national auquel je me réfère. En d’autres termes, ma démarche n’implique pas une intelligibilité qui se situerait en position de surplomb de l’histoire, de la société et de la politique, qui se voudrait en dehors de toute insertion particulière et de tout jugement – une telle prétention peut du reste verser dans l’esprit de système et l’omniscience.

Mon travail réflexif et critique met en jeu des conceptions et des convictions sensées et argumentées, autrement dit, il porte la marque d’un engagement réfléchi dans un courant de pensée humaniste assumé comme tel. Un tel positionnement ne se confond pas avec un vécu subjectif mais implique un travail de réflexion et d’interprétation qui oblige en même temps celui qui le pratique à se mettre au clair sur ses propres convictions. C’est de cette façon que je m’insère dans le débat intellectuel et dans l’espace public et que la notion d’engagement des intellectuels trouve un sens différent des engagements idéologiques du passé