Le beau succès du film de François Ruffin s'explique aisément par la pertinence cathartique de son contenu vis-à-vis de l'horreur quotidienne du capitalisme mondialisé. Pourtant derrière le récit optimiste, mais exceptionnel, de la réparation d'une injustice systémique, c'est aussi la figure d'un super-protagoniste malgré lui (Bernard Arnault) qui tire certains marrons du feu.

 

Regard candide et tee-shirt à l’effigie de Bernard Arnault, François Ruffin propose de « révéler » la générosité de l’homme d’affaire. Derrière cette mission évidemment ironique se profile un autre enjeu : le réalisateur / Robin des bois s’attache à sauver Monsieur et Madame Klur, réduits au chômage depuis que le patron de LVMH a choisi de délocaliser l’usine où ils travaillaient. Pari gagné. Le film s’achève, rythmé par la rengaine joyeuse chantée par les Charlots : « Merci Patron ! ». Le spectateur quitte la salle de cinéma avec le sourire. Merci Ruffin, merci les Klur. Vous nous avez réconciliés avec un monde où l’humain est trop souvent broyé par la logique financière. Vous nous avez prouvé que la solidarité est encore possible. Merci Patron, aussi… Mais Bernard Arnault est-il vraiment le dindon de la farce ? Ou bien l’ultime vainqueur, là encore, dans un film qui ne ferait que renvoyer ses protagonistes dos à dos en les cristallisant dans leurs stéréotypes ?

« Le film, c’est Bernard Arnault qui l’a écrit. J’espère qu’il ne va pas me réclamer des droits d’auteurs », ironise François Ruffin. Mais sous ce trait d’humour se cache sans doute une part de vérité plus glaçante. A défaut d’être le scénariste du film, Bernard Arnault en est peut-être le metteur en scène, en effet, celui qui agite 40 000 euros et une promesse de CDI sous le nez des pauvres ch’tis. Celui qui sauve pêle-mêle les Klur, leur bout de jardin, leur dignité et même la petite maison dans la prairie – sur le point d’être exproprié, monsieur Klur avait annoncé d’un ton farouche qu’il préférait détruire lui-même sa maison, à l’instar des protagonistes du célèbre feuilleton américain. Un peu plus tard, à la réception du chèque, une pression sur la télécommande du magnétoscope lui permettait de remonter le temps : la maison des Ingalls ressurgissait de ses cendres. Jouant sur une hyperbole, le montage soulignait ici avec ironie la puissance du chef d’entreprise. Tel est le pouvoir de monsieur Arnault, héros des pauvres, mêmes fictionnels… Homme de l’ombre (comme tous les grands réalisateurs), il écrit le devenir de cette famille. Le chef d’entreprise joue ainsi avec nos émotions de spectateurs, préserve le suspense, se positionnant lui-même, alternativement, en tant qu’opposant ou adjuvant du récit, et finance finalement le happy end.

Derrière ce « grand imagier » fantasmatique, Ruffin est pourtant bien là. L’usage de la caméra portée et le choix d’un dispositif narratif privilégiant l’humour plutôt que le pathos donnent au film un certain dynamisme, une vitalité particulière. Ils contribuent peut-être à nous faire oublier que chaque documentaire implique des partis-pris de mise en scène et donc une part de narration. Ainsi,  des personnes concrètes se muent en personnages, comme en témoigne l’émissaire du groupe LVMH qui, malgré ses soupçons récurrents, semble se laisser piéger par le spectacle de prestidigitation cocasse orchestré par le réalisateur. La mise en scène contribue à souligner la candeur comique du négociateur. Pourtant, le jeu des deux chômeurs, ces braves gens sans une once de malice, est loin d’être parfait. D’autre part, l’homme de main évoque à plusieurs reprises la présence de caméra et de magnétophone, allant même jusqu’à suggérer une entente préalable entre le couple et le réalisateur...

Grâce à ce dernier, les Klur ont finalement gagné la bataille : réactualisant le duel mythique de David contre Goliath, ils parviennent à vaincre le géant capitaliste en remplaçant les cailloux par sept lettres dont Ruffin explique : « chaque lettre est une balle et il y en avait une qui aurait pu faire mouche ». Mais à bien y réfléchir, il y a peut-être une fausse note dans notre joie, un hiatus dans notre soulagement : et si cette victoire de l’individuel consacrait finalement la défaite du collectif ? Les Klur ont vaincu mais leur triomphe occulte finalement les opérations courantes des multinationales qui jonglent entre salariés bulgares et grecs pour dénicher la main d’œuvre la moins coûteuse. Cette attachante famille nous fait oublier le licenciement des autres salariés bien vite relégués à l’arrière-plan de nos préoccupations. Ainsi, l’enjeu du film est un peu incertain : parfois grave lorsqu’il a recours aux archives télévisuelles pour mettre en avant le drame des délocalisations, le film préfère finalement jouer sur la corde du rire et de l’émotion en se focalisant sur un couple symptôme d’un salariat rongé par la précarité. Mais cette métonymie au cœur de la mise en scène ne fonctionne pas : écrite à coup de bluff, de menaces et de mensonges (Ruffin jongle entre son nom propre et l’identité du fils Klur), l’histoire de ces deux Picards est une fiction en totale contradiction avec le réel. En nous focalisant sur l’exception, le réalisateur nous fait oublier la règle.