Dans cette chronique intimiste et familiale, Camille Jourdy poursuit son travail d’exploration psychologique.

Sous-titré Les fantômes reviennent au printemps, Juliette est la dernière création de Camille Jourdy. Le livre sort chez Actes Sud, comme sa fameuse trilogie Rosalie Blum qui vient d’être adaptée au cinéma par Julien Rappeneau, avec Noémie Lvovsky dans le rôle-titre. Plus resserré que son travail précédent   , Camille Jourdy plonge le lecteur en immersion dès les premières pages, elle le fait tout en douceur ayant affiné à la fois son style graphique et ses thématiques récurrentes. Un bon moyen pour tenter de saisir les spécificités d’une dessinatrice à l’univers à la fois original et prégnant.



Sujette à des crises d’angoisse, Juliette revient dans la petite ville de province de son enfance. Elle a décidé de passer quelques jours chez son père. La narration est rythmée par un aller-retour en TGV, elle s’ouvre et se ferme sur un trajet. Une simple case tout en longueur en bas de page montre la même voie ferrée avec sa poignée de maisons disséminées, d’abord sous la neige au début du récit, puis dans une nature verdoyante à la fin. Le séjour aura duré le temps d’une saison. Le trajet est séparé du reste de l’histoire, il fonctionne comme un préambule au récit.
 
La focalisation passe du paysage vu par la vitre à l’intérieur du TGV : Juliette est méditative, elle observe deux personnes âgées installer leurs bagages. Elles ont failli rater leur train ; elles finiront d’ailleurs en rade sur un quai puisqu’« il faut bien une première fois » mentionne le texte. Saisi dans une posture méditative, le personnage de Juliette porte plus un regard qu’il ne prend de véritable décision. Ce sont ceux qui l’entourent qui sont parfois pris dans des ruptures sentimentales (comme sa sœur adultère Marylou). Juliette, en apparence, ne changera rien à sa vie tout au long du récit. Elle apprend bien quelques vieux secrets de famille, elle ausculte ses fantômes mais le lecteur ignore quelle sera sa vie une fois revenue à Paris. Plus spectatrice qu’actrice, elle regarde et écoute, tout comme le lecteur qui est délicatement amené ici dans la trame de l’histoire. Le paysage, toujours très détaillé, est la représentation qui scande le récit et lui insuffle son rythme. Le regard de Juliette évoque des pauses et nous marquons avec elle des stases méditatives, imprégnés par l’humeur du personnage.
 

Un vaudeville en trois temps

Les différents rythmes de l’album sont clairement identifiables à travers la composition des pages. Il est à noter que celles-ci ne sont pas numérotées : le temps fonctionne de manière autonome. La vie quotidienne est prise en charge par des planches souvent découpées en quatre bandes. Les cases, en général détourées, conservent un format carré à quelques exceptions près. Le train-train peut-être trépidant ou monotone, il impose ses habitudes. Des lieux reviennent : le bistrot pour les uns, le foyer pour les autres. Les parenthèses sont amorcées progressivement et avec subtilité. Ainsi lorsque nous apprenons que la sœur de Juliette trompe son mari, les cases s’arrondissent, les fonds s’estompent, les nuages, les escargots, le linge étendu qui ne séchera pas sous la pluie font leur apparition. La durée est suspendue, la sœur attend mais nous ne savons pas encore qui ou quoi. Lorsqu’un homme déguisé en ours surgit dans son jardin, ce bref intermède surréaliste (qui s’étale sur deux pages) nous conduit à la double pleine page où elle fait l’amour dans sa serre avec son amant qui a gardé la moitié de son costume.

Un peu comme dans les images des films de Disney, le premier plan est alors occupé par des fleurs, des oiseaux, des insectes, des coccinelles, des libellules mais aussi des punaises. La flore et la faune enchâssent leurs ébats dans la profusion. Le moment est à la fois idyllique et légèrement incongru. Il crée une forme de suspens. Ces véritables tableaux font parfois penser à ceux du Douanier Rousseau.

Pour ce qui est de la composition des pages, il existe donc au moins trois niveaux différents de lecture : le récit à proprement parler, les tableaux suspensifs et l’étape intermédiaire entre ces deux stades (lorsque Juliette exprime son malaise par exemple, les cases sont plus minimalistes).
Le lecteur passe délicatement d’un état à un autre, mais l’immersion se fait également par une sorte d’absorption dans les détails. Précisons par l’accumulation des motifs décoratifs, qu’il s’agisse de couleurs pointillistes ou d’effets de texture. Les tissus des vêtements, comme ceux de la décoration d’intérieur sont très chargés. Il s’agit le plus souvent de motifs floraux qui fonctionnent en rappel par rapport à la nature. Les détails sont extrêmement minutieux et l’œil du lecteur se balade dans un fourmillement de points et de traits colorés, de feuilles, de fleurs, de plantes, du terrazzo d’un sol, de papiers muraux, de pulls rayés, de chemises exotiques, de dessus de lit écossais… Les teintes sont vives et démultipliées. Il s’agit presque plus d’une véritable texture autonome que de détails dont le lecteur cherche à saisir le sens.

Le temps de lire acquiert ainsi une sorte d’épaisseur un peu vintage qui correspond parfaitement à un retour dans le passé et aux fantômes des souvenirs. Le sous-titre « Les fantômes du printemps » est une invention commune avec l’éditeur d’Actes Sud BD. Thomas Gabison a apporté sa contribution comme le détaille Camille Jourdy : « Je trouvais que cette petite phrase correspondait bien au ton et à l’ambiance du livre. Les fantômes, ce sont à la fois les fantômes du passé puisque l’héroïne, Juliette, retourne sur les lieux de son enfance et cherche dans son passé de quoi l’aider à démêler le présent (un souvenir oublié voire secret va d’ailleurs ressurgir alors qu’elle ne s’y attend pas…), et à la fois le fantôme dans le placard, plus anecdotique, que cache la sœur aînée. »

Fantôme aussi pour l’enfant déguisé qui cherche à se faire peur ainsi qu’à son entourage. Sur les traces de son passé, Juliette retrouve son ancienne chambre, elle pose un regard interrogateur et s’exprime par un lacunaire « bon voilà ». Dans l’impossibilité de trouver une véritable cause à son mal-être, le lecteur en revanche peut l’interpréter à partir de la cellule familiale qui l’entoure et dans sa relation esquissée avec Polux, qui habite la maison de son enfance. Juliette n’est pas bavarde, l’écriture cursive du texte des personnages – sans phylactère, reliée par un simple trait – témoigne juste d’une relation intimiste. Par opposition à la luxuriance des décors, les visages (et donc les émotions que nous projetons sur eux qui peuvent ainsi être en expansion) sont extrêmement simplifiés : les yeux se résument à deux points, la bouche à un trait dans la majeure partie des cas.

 

La fantaisie psychologique

Aucun des personnages ne nous donne la clefs pour le comprendre. Les relations ont déjà eu lieu (Polux avec Marlène, les parents divorcés, la sœur qui trompe son mari) et, au final, les couples ne changent pas, même si Marylou est démasquée et doit quitter sa maison. Les évolutions psychologiques sont transmises par des gros plans sur des éléments symboliques. Le caneton adopté par Polux, nommé Norbert-Magret, est annonciateur d’une possibilité de rencontre pour Juliette. Lorsque le volatile se fait écraser, l’échec de cette amorce amoureuse est rendu patent et sensible. La routine a repris le dessus.

Notre principale interrogation concerne le caractère de Juliette, nous ne savons pas véritablement pourquoi elle a quitté Paris, nous ne saurons davantage si elle a décidé ou non de changer d’existence. De même le déguisement, puisque l’amant tient une boutique de costumes, est le symbole d’une double vie de la part de Marylou. Tous ces indices symboliques traversent l’album, ils forgent des croisements, des nœuds interprétatifs qui s’égrainent tout au long du livre. Ils sont parfois redoublés par des rêves qui surlignent leur importance ou les détournent. Polux et Juliette se racontent mutuellement leurs rêves (une chambre inquiétante pour elle, l’impression de ne plus pouvoir parler que comme un canard pour lui). Les envies, les destins se croisent mais ne se rencontrent pas.

C’est que les lieux ont changé. Les habitudes familiales, avec leur poids de secrets, elles, sont bien ancrées. Ce sont toujours les endroits (centre-ville, zone pavillonnaire, nature), et non les personnages, qui sont dessinés pleines pages. La serre, lieu des ébats amoureux de Marylou, contraste avec la représentation du lit conjugal. Le bistrot chaleureux et plein de vie dans lequel se rend Polux contraste avec son foyer désordonné. Cette maison qu’il occupe n’a plus rien à voir avec celle que Juliette a connue dans son enfance. Seules les bâtisses qui sont d’ailleurs largement représentées paraissent immuables : l’intérieur comme l’extérieur se métamorphosent. Les changements de saisons traduisent les changements d’époques sur une échelle plus longue. La temporalité des lieux est différente de celle des humains. Même les objets, comme les reliques de l’enfance de Juliette (une boule de verre que l’on retourne avec une biche et de la neige…) restent muets, comme isolés sur un fond blanc.

Le poids des habitudes est finalement ce à quoi cherchent à échapper les personnages féminins : Juliette veut sortir de ses angoisses et découvrir des secrets enfouis, Marylou trompe son ennui conjugal avec un amant, la mère de Juliette est divorcée et ne cesse de multiplier les conquêtes. La mécanique de la routine s’enraye une fois dans l’album, lorsque l’amant de Marylou quitte la serre déguisé en fantôme pour s’introduire dans la maison conjugale. Ce long épisode introduit une rupture notable dans la cellule familiale.

La notion de famille est ambivalente. Pour Camille Jourdy le milieu familial est « indispensable et exaspérant. Confortable et étouffant. Familier et étranger ». Elle précise que pour son dernier album « la famille représente pour Juliette à la fois quelque chose d’essentiel, de fondateur, et à la fois un fardeau… En revenant dans sa ville natale, elle se retrouve d’un coup entourée par son père, sa mère, sa sœur et sa grand-mère, elle retrouve ce cocon familier, elle leur ressemble (notamment à son père) et elle a envie et besoin de se rapprocher d’eux. Mais elle a également besoin de prendre de la distance, elle a un sentiment d’appartenance et de rejet… ».

C’est le changement de lieu qui permet la discordance et qui fera éclater le couple de Marylou, une femme pourtant des plus ordonnées et habituée à prendre en charge les problèmes des autres. Les ruptures sont des accidents, comme l’accident de circulation qui termine le livre. Certains trajets cassent, d’autres continuent mais c’est plutôt le fait d’une fatalité que d’un véritable désir.

Rosalie Blum soulignait les différences de points de vue et de focalisation dans une orchestration impeccable, ce nouvel opus de Camille Jourdy conserve une fois de plus un équilibre constant et joue de différentes rythmiques. Elle maintient un suspens psychologique au sein d’une chronique familiale intimiste, tout en approfondissant son univers. « Je crois que j’aime parler des choses un peu tristes avec humour. Il y a suffisamment de quoi être angoissé dans la vie. Dans la famille, on s’y connaît en angoisses mais on aime en rigoler » précise l’auteure.

Elle semble y avoir gagné en précision des traits, ainsi qu’en variation des différents niveaux dans la composition de ses planches. Elle parvient à affûter ses caractères et se concentre sur la notion de destin, l’un de ses thèmes de prédilection.

Sa méthode de travail a d’ailleurs évolué. Même si la base reste la même : la dessinatrice prend toujours énormément de notes sur des carnets pour mettre en place l’univers qu’elle veut créer. Elle construit d’abord ses personnages, les fait parler et bouger sous forme de croquis, puis elle prend des photos. Ensuite viennent les décors, la trame. Camille Jourdy distingue le travail qu’elle a fait pour Rosalie Blum de celui de Juliette : « Je n’ai pas procédé exactement de la même manière pour Rosalie Blum que pour Juliette. Le scénario de Rosalie était beaucoup plus construit, l’intrigue le nécessitait, tout était précisément écrit avant que je ne commence à dessiner les planches. Pour Juliette, j’y suis allée à tâtons, l’intrigue étant moins importante que les relations entre les personnages. J’ai commencé à dessiner des scènes entières avant même de savoir comment l’histoire finirait. Parfois je changeais les scènes de place, j’en ajoutais, j’en enlevais, je les modifiais au fur et à mesure que le rythme se mettait en place. »


Le résultat est bluffant, la chronique familiale se déploie avec un caractère inéluctable qui tient en haleine le lecteur mais réserve aussi son lot de surprises. La mise en couleur intuitive impose à la lecture son rythme vif, quant aux rondeurs du trait, elles nous enveloppent dans une histoire intimiste tout en douceur sans mièvrerie