Tous les jeudis, Nonfiction vous propose un Actuel Moyen Âge. Après l’arrestation de Salah Abdeslam, après les attentats de Bruxelles, une question se pose :  pourquoi, hier comme aujourd’hui, des personnes décident de vivre, mourir et tuer pour Dieu ?

Après l’arrestation de Salah Abdeslam, j’ai été saisie d’une prise de conscience brutale : celui qui devait commettre un attentat au Stade de France, qui devait se transformer en bombe vivante pour tuer autant de gens que possible, celui-là même avait mon âge. Est-ce que je pensais qu’il devait être plus jeune ou plus vieux, je ne saurais le dire. Mais dans tous les cas, ce détail apparemment insignifiant a tout à coup rendu cette personne plus réelle. Qu’est-ce qui pousse un jeune homme de 26 ans à tuer au nom de Dieu ? Quelle est la différence entre lui, qui nous considère tous comme des cibles potentielles à abattre, et moi ? Les attentats de Bruxelles ne font que confirmer ce sentiment d’incrédulité et d’incompréhension.

Mais il ne faut pas se complaire dans cette incompréhension. À une époque où des dirigeants de gauche nous disent qu’expliquer, c’est déjà excuser, je prétends au contraire qu’essayer de comprendre, c’est le début de la solution pour que des sociétés cessent de porter en leur sein des personnes qui ne rêvent que de leur destruction. La sociologie comme les autres sciences humaines s’est mobilisée ces derniers mois pour réfuter cette prétendue « culture de l’excuse ». Elle consisterait à excuser les criminels ou délinquants par l’étude des déterminismes sociaux. Or Bernard Lahire, dans son récent Pour la sociologie, rappelle que les sciences humaines visent à l’étude rigoureuse des sociétés, et ne cherchent pas à excuser mais mettre à distance le monde social pour mieux le comprendre. De façon plus feutrée, c’est également le sens du rapport remis à Najat Vallaud-Belkacem et Thierry Mandon, qui fait un état des lieux des recherches sur les radicalisations : « connaître les causes d’une menace est la première condition pour s’en protéger ». 

 

Et l’histoire médiévale dans tout ça ?

Vous êtes en droit de me demander : et l’histoire médiévale dans tout ça ? L’imaginaire collectif associe le Moyen Âge avec cette même violence religieuse aveugle, et de ce fait, les temps médiévaux sont souvent convoqués pour parler des terroristes. Ainsi Hervé Mariton, qui parle des djihadistes du 13 novembre comme des « produits paradoxaux de l’arrogance de la modernité et d’un obscurantisme moyenâgeux » (Le Printemps des libertés, introduction). Ce blog essaie au contraire de témoigner de la richesse de cette époque, qui ne peut être réduite à un âge obscur. Les figures d’intransigeance et d’intolérance qui y ont émergé n’étaient pas la règle ; elles nous permettent cependant de mieux comprendre, sinon d’expliquer, le phénomène auquel nous assistons aujourd’hui.

Prenons l’Inquisition : entre le Bernard Gui du Nom de la Rose   et la confusion qu’on fait souvent avec l’Inquisition espagnole, voilà une belle image d’Épinal d’un Moyen Âge obscurantiste. L’Inquisition est, de fait, une instance de contrôle religieux et vise à combattre les hérésies qui pullulent à partir du XIIIe siècle. Quelques personnages hauts en couleur n’ont rien fait pour améliorer ce souvenir laissé à la postérité. Le cas de Robert le Bougre est tout à fait exceptionnel : cet ancien hérétique, devenu dominicain, est inquisiteur en France à partir de 1233. À plusieurs reprises, il fait brûler ou enterrer des personnes vivantes, soupçonnées d’hérésie : durant la foire de Provins de 1239, il capture 183 personnes, qui sont toutes condamnées au bûcher. Un carnage effectué au nom de Dieu, au nom de la vraie religion…

Pourtant, son cas ne doit pas être généralisé : l’Inquisition médiévale n’est pas aussi sanglante qu’on a pu le dire et, d’ailleurs, Robert le Bougre finit emprisonné à vie à la suite de ses exploits de Provins… Ses excès constituent un dérapage au moment de la création d’une institution qui, par la suite, répugne à utiliser la peine de mort pour l’hérésie. Elle préfère la conversion et le repentir des coupables. Le bûcher est réservé à ceux qui retombent dans leurs erreurs, ceux pour qui le pardon est désormais impossible. Il s’agit bien d’une violence qui tue au nom de Dieu, mais avec des cadres, des procédures, qui sont censés empêcher les massacres et l’assouvissement de pulsions meurtrières. Bien sûr, cette répression religieuse est très loin de nos valeurs ; mais en aucun cas la violence débridée et frénétique n'en est le fonctionnement normal. La violence religieuse médiévale s’inscrit dans une culture généralement plus violente, mais toujours contrôlée et limitée par des cadres politiques et sociaux. Ceci étant, il a toujours existé des illuminés en marge de l’institution : Robert le Bougre en est un bon exemple et il paie le prix de ses écarts dans une machine de mieux en mieux huilée.

 

Entre réforme religieuse et fou de Dieu

Le fanatisme de Robert le Bougre n’est pas cautionné par l’institution religieuse, qui cherche très vite à rectifier le tir. Mais si la condamnation ici ne se fait pas attendre et si l’inquisiteur est très vite considéré comme un dangereux élément, la frontière est parfois plus ténue entre le héros d’une réforme religieuse et le fou de Dieu.  Certains fanatiques sont soutenus et suivis : les raisons de leur succès ne peuvent donc être balayées d’un revers de main.

Il en est ainsi de Jérôme Savonarole. Ce prêcheur dominicain italien a vécu dans la deuxième moitié du XVe siècle. On le retrouve dans les grands centres du nord de l’Italie : il avait durement ressenti la corruption de la cour princière de Ferrare, mais retrouve une même corruption à Bologne, qui se situe dans les États pontificaux ; enfin à Florence, il est face à une société riche mais frivole, dirigée par des princes brillants, les Médicis. Princes comme papes, il met les dirigeants italiens dans le même sac de pécheurs et de corrupteurs de la Chrétienté. Pour amener les hommes vers leur salut, il leur demande alors de renier leurs péchés, de retourner à une vie évangélique. 

À Florence, Savonarole se met au travail pour diffuser la bonne parole. Il dénonce avec force les abus du clergé, la richesse des ecclésiastiques et l’immoralité de la papauté. Il appelle à délaisser les jeux d’argent, les colifichets, les vanités de ce monde ; il dénonce les vices du temps, la tyrannie et l’homosexualité, cible privilégiée de l’Église à la fin du Moyen Âge. Tant qu’il ne fait que prêcher, me direz-vous, il n’est pas encore trop dangereux. Cependant ses sermons ont un tel impact sur la population qu’il finit par exercer une influence considérable, en particulier dans le cadre de l’établissement d’une nouvelle république à Florence en 1494. Très concrètement, les sodomites sont exécutés ; des bandes d’enfants sillonnent la ville et exercent des violences sur la population en leur arrachant certains des biens « vaniteux » ; les jeux de dés, les vêtements riches, les parfums et même des œuvres d’art ou des livres « immoraux » sont brûlés dans les bûchers des vanités qu’il organise et des pressions sont exercées contre ceux qui ne se soumettent pas au nouvel ordre moral.

 

Une réponse à une demande sociale et religieuse

Un fou de Dieu donc ? Certes, et avec des conséquences bien réelles, des persécutions et des morts à la clef. Pourtant, cela n’empêche pas une admiration très répandue pour un personnage, de fait, assez fascinant : on a ainsi pu voir en Savonarole un précurseur de la Réforme protestante. Sa prédication répondait à une demande de la société qui avait besoin de croire et de se repentir, en attendant le Jugement Dernier. Le succès que le dominicain a rencontré auprès des Florentins est révélateur d’une société qui change ; l’angoisse du péché, si ancrée chez les hommes et les femmes du Moyen Âge, trouve une réponse dans l’appel au repentir et dans la terreur que fait régner Savonarole. Son message prophétique était attendu par une population inquiète et annonçait des temps nouveaux pleins d’espérance, une rénovation de la société et de la religion. Sa volonté de réforme de l’Église et de conversion morale de ses fidèles en a fait, pour certains, le héros et le martyr d’un mouvement pré-réformateur dans l’Église catholique.

Car Savonarole, lui aussi, finit mal… Ses attaques répétées contre le pape ont le don d’agacer Rome ; il perd le soutien des autorités florentines et finit par être pendu puis brûlé en 1498. Sa mémoire est encore vive à Florence, où le couvent de San Marco conserve ses affaires personnelles comme des reliques, et à Ferrare, où une statue de lui, se dresse sur la place du marché. Savonarole prêche encore, plus de cinq siècles après sa mort, au-dessus des étals vendant des sous-vêtements féminins. Pourquoi conserve-t-on dans l'espace public l'effigie d'un illuminé qui brûlait des livres et des gens ? Parce que la mémoire de Savonarole, quel que soit le jugement moral qu’on porte sur lui, fait partie de l’histoire commune ; son souvenir participe de la société dans laquelle il a grandi et qu'il a voulu transformer. 

Il ne s’agit pas de minimiser les crimes des fanatiques. Mais il ne faut jamais oublier que ce sont des personnes qui sont suivies et soutenues  On estime que 1800 personnes sont impliquées dans les réseaux djihadistes en France, alors que dans les années 1980-1990, une quarantaine de Français étaient partis faire le djihad en Afghanistan   . La ferveur qui s’est construite autour de Savonarole touche quant à elle non seulement le peuple florentin, mais aussi l’élite de la ville : les dirigeants politiques le soutiennent longtemps, les intellectuels humanistes ou artistes le suivent, comme Pic de la Mirandole ou Botticelli, qui en vient à brûler ses propres œuvres en signe de repentance.

Pourquoi un tel engouement autour de ces individus porteur d’un message si violent ? Parce que d’une manière ou d’une autre, ils répondent à une attente. Et s’ils se sont engagés dans cette voie en premier lieu, ce n’est pas parce que ce sont des êtres différents, imprégnés par le Mal, ou simplement fous : mais c’est parce qu’ils ont trouvé là une raison d’être, une raison de vivre et de mourir. Ce sont des hommes qui ont fait des choix et qui sont responsables de ces choix, ce qui autorise à les amener devant la justice et à les condamner pour leurs actions. Mais les raisons de ces choix sont, me semble-t-il, profondément contemporaines à la société qui les a engendrés. Pour les combattre, encore faut-il en avoir conscience… Donc, ne balayons pas trop rapidement les terroristes sous le qualificatif fumeux d’« obscurantistes moyenâgeux » mais cherchons à voir ce que leurs actions révèlent de la part la plus sombre des évolutions propres à nos sociétés contemporaines.

 

Pour aller plus loin :

- André Chastel, Robert Klein, Augustin Renaudet, Le Procès de Savonarole, Paris, Club du meilleur livre, 1957

- Jean-Louis Biget, Hérésie et inquisition dans le Midi de la France, Paris, Picard, 2007.

- Bernard Lahire, Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse », Paris, La Découverte, 2016.

- Un entretien passionnant avec David Thomson sur les djihadistes français, réalisé par Pierre-Henri Ortiz sur nonfiction.fr.

 

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