Une remise en cause corrosive du privilège exorbitant des intellectuels, difficilement compatible avec l'exigence de l'égalité démocratique.

Les intellectuels sont-ils une catégorie anti-démocratique vouée à disparaître ? Avec cet ouvrage concis et percutant, l'universitaire engagé Manuel Cervera-Marzal met en cause l'existence d'une catégorie à part, incommensurable à l'exigence de l'égalité démocratique. 

Le titre provocateur et corrosif de ce court ouvrage ouvre sur un parcours sinueux et dense, jalonné par une foule de questions percutantes. D'accoutumée, les livres autour des intellectuels gravitent autour de la place et du rôle du « savant » dans la Cité, or la ligne de partage tracée entre le savant et le profane, entre la minorité éclairée et la majorité occupée, n'est-elle pas déjà problématique ? Qu'on le dise d'emblée, l'auteur ne cède pas à un anti-intellectualisme primaire mais vise plutôt à l'abolition de la catégorie d'intellectuel, ce qui suppose « une redistribution radicale des tâches de réflexion et d'exécution »   . Remontant à la polarisation de la société française et aux prises de position célèbres déclenchées par l'affaire Dreyfus, le concept d'intellectuel donne lieu à de nombreuses batailles idéologiques et théoriques, qu'il soit décrit ou compris comme « engagé » (Aron), « spécifique » (Foucault) ou encore « organique » (Gramsci). Trois séquences sont repérables au cours des vingt-six chapitres : après une critique sans détour de l'opposition inégalitaire et patricienne des intellectuels face à la « masse » (1), Manuel Cervera-Marzal avance plusieurs propositions qui sont autant d'axes de réflexion pour un engagement sans concession des intellectuels et une mise en commun des savoirs (2). Cette critique féconde amène, dans un troisième temps, à reconsidérer la figure de l'intellectuel sous un jour nouveau et utopique (3).

 

Le paradoxe  insoutenable de l'intellectuel en surplomb

Au lieu de s'aventurer dans une énième définition, l'originalité du propos tient au refus de la catégorie même d'intellectuel. Avec dans le viseur la prétention à détenir le monopole de l'exercice de l'intelligence. Se trouve ainsi battue en brèche l'image rémanente d'un peuple enfant et ignorant, préjugé tenace qui suinte dans les discours des « néoréacs » contemporains, comme Alain  Finkielkraut, Natacha Polony ou Alain Soral. Si la fonction sociale communément admise des intellectuels est de produire des idées – à défaut de produire du sens, il est ici question de dénoncer l'imposture de l'intellectuel, qu'il soit journaliste, écrivain, artiste, philosophe, etc. – face à « l'homme de la rue », comme il est d'usage de l'écrire dans de nombreuses facultés françaises. Ce discours virulent fait fond sur une remise en cause de la division sociale entre ceux qui pensent et ceux qui exécutent, division entre une minorité éclairée et une majorité obscure qui se reproduit largement (mais pas totalement) à travers les déterminismes sociaux, culturels, économiques ou sexuels. Par conséquent, la chasse gardée de l'intelligentsia se perpétue à la faveur d'un rétrécissement des voies d'accès au statut convoité d'intellectuel, rémunéré pour interroger, penser mais aussi publier à un rythme toujours plus effréné. On peut d'ailleurs relever que l'émergence d'un précariat, de plus en plus diplômé et en constante expansion, nourrit un terreau fertile pour la radicalité, qui tend à s'émousser à mesure que la reconnaissance institutionnelle (la pression ?) devient plus forte.

Les dominés sont ainsi exclus des choses de l'esprit, réservées à la caste des intellectuels, qui sont eux-même victimes de cet état de fait, comme s'ils menaient une vie céleste, hors-sol, provoquant un sentiment d'incompréhension et d'inutilité sociale. Division sociale qui n'est que le reflet d'une société capitaliste, hétéronormée   et bureaucratisée, peuplée de « corps sans tête » et de « têtes sans corps  »   , révélateur de l'antagonisme du manuel et de l'intellectuel, de l'exécution et de la direction, en dépit d'une résistance persistante de l'intelligence et de l'imagination pratique dont doivent faire preuve les plus démunis pour anticiper et s'accommoder aux logiques de la domination. Une telle répartition asymétrique, soutenue par l'échelle des rétributions matérielles et symboliques, n'a rien de naturel et ne peut que difficilement masquer sa contingence : pourquoi ramasser les poubelles serait socialement moins valorisé qu'écrire des articles pour des revues spécialisées à la diffusion quasi-confidentielle ? D'autant plus que tout individu socialisé est irréductible à son travail et que la frontière manuel/intellectuel est plus poreuse qu'il n'y paraît : l'intellectuel agit en dégainant sa plume tandis que le travailleur peut lire et se nourrir intellectuellement. Chacun gagnerait donc à surmonter cette division artificielle entre le faire et le penser, à reconnaître que le fait de réserver la tâche de la réflexion à une élite et l'exécution au commun des mortels est un non-sens sur le plan d'une citoyenneté démocratique. En une phrase, le travail manuel et la réflexion ne s'excluent pas obligatoirement mais peuvent, au contraire, aller de concert et enrichir la vision « mono-tâche » souvent accolée aux individualités démocratiques. 

La question de la domination ne se réduit pas au seul rapport manuel/ intellectuel : elle revêt une dimension multiple. Sur ce point, l'auteur ne cède pas aux facilités des « a-tellectuels »   aux prises de vue courtes. Le « a » privatif désigne deux biais diamétralement opposés des grilles de lecture contemporaines : d'une part, l'irénisme de ceux qui conçoivent un monde pacifié, en deux dimensions, consensuel, sans exploitation ni aliénation ; d'autre part, ceux qui ne jurent que par ces rapports de domination et s'enlisent dans une opposition binaire et systématique entre les bons dominés et les mauvais dominants. Un des principaux mérites de cet ouvrage est aussi de se faire l'écho de la leçon de la Boétie, qui a mis en évidence le phénomène de la « servitude volontaire ». « Les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux », écrivait-il déjà au XVIème siècle. Le marasme actuel des régimes représentatifs n'est donc pas à mettre au seul compte des politiciens qui en occupent la scène : la liberté n'est pas un don du ciel mais plutôt le fruit des luttes sociales et du conflit politique, en l'absence desquels la servitude gagne du terrain. L'opprobre porte donc aussi sur la complice indifférence de ceux qui se résignent à l'ordre en place, comme sur les visions simplificatrices qui évacuent les contradictions, les aspérités du réel.

 

Pour une dé-professionnalisation et une démocratisation de l'intellectuel

Véritable charge contre les intellectuels prétendument « non-engagés », cet ouvrage invite à reconsidérer l'inscription des intellectuels dans le paysage médiatique et démocratique. Sont pointés du doigt les discours ouvertement conservateurs mais surtout le conformisme progressiste, dont le credo pourrait être cette phrase du Guépard : « que tout change pour que rien ne change »   . Prenant appui sur la pensée du militant Howard Zinn, l'auteur s'inscrit en faux contre les intellectuels qui se réfugient derrière une neutralité axiologique fictive, comme s'il était possible de s'extraire du monde social et de faire abstraction des enjeux politiques qui le traversent. En lieu et place de ce « point de survol », il appartient donc à chacun de s'engager, l'écriture constituant la forme privilégiée de l'engagement intellectuel dès l'instant où « écrire engage […] l'écrivain du côté de la domination ou de celui de l'émancipation. Au-delà de sa dimension esthétique, l'écriture suppose une inévitablement une décision éthique. Et ne pas choisir, c'est finalement choisir les grands contre les petits »   . Un lecteur averti aura reconnu « le choix du petit » prôné par le philosophe Miguel Abensour   , qui se retrempe dans l'action, l'agir-de-concert,le soulèvement de ceux qui n'ont pas droit de cité. Ne pas prendre position dans l'espace public équivaut à ratifier l'ordre établi et la panoplie d'inégalités qui vont avec. Au contraire, il importe de ne pas sous-estimer la charge subversive des livres et de se tourner vers les œuvres susceptibles d'ébranler les consciences, en charriant des expériences de désidentification/subjectivation (Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir de Stendhal) ou en explorant d'autres possibles (comme Un regard en arrière d'Edward Bellamy).

Par ailleurs, l'invitation à une auto-dissolution des intellectuels s'accompagne d'une approche renouvelée du savoir. L'accent est mis sur la dimension critique de la théorie au sens où il est impossible de se satisfaire du statu quo. Théorie critique donc qui revêt une dimension globale, en rupture avec l'éclatement et la spécialisation des savoirs (la sociologie, l'histoire, la philosophie des sciences, la science politique avec toutes leurs sous-disciplines) et le consensus du milieu universitaire qui tente de désarmer l'esprit critique. Cette interdisciplinarité fait aussi droit à une circulation entre les savoirs militants et universitaires, entre la pratique et la théorie sans que l'une ne prime sur l'autre. Au même titre que l'intellectuel n'a pas à se placer au-dessus de ceux qui luttent mais bien au milieu, parmi ses concitoyens, en leur fournissant des outils heuristiques, gages d'une réflexivité supplémentaire. D'où l'appel à une mutualisation, une mise en commun des savoirs qui fait fond sur « une intellectualité démocratique, dialogique et coopérative  » que Philippe Corcuff appelle de ses voeux   . Car l'exercice de la pensée n'est pas solitaire mais se nourrit de la pluralité humaine. Comme l'écrit Merleau-Ponty, « en un sens, la signification est toujours l'écart : ce que dit autrui me paraît plein de sens parce que ses lacunes ne sont jamais là où sont les miennes. Multiplicité perspective ».   . Loin de prétendre à une totalisation exhaustive du savoir – tâche absurde et impossible, la théorie globale et plurielle que Cervera-Marzal appelle de ses vœux articule trois niveaux de lecture qui se retrouvent dans le néologisme de « psychosociosophie »   . Se trouvent ainsi mises en regard les trois dimensions de l'existence humaine que sont la psychologie, la socialité   et la politicité   comme l'enchevêtrement du rapport à soi, aux autres et au destin collectif.

 

Le devenir-autre de l'intellectuel démocratique

Il s'esquisse au fil de l'ouvrage une figure autre de l'intellectuel. Figure utopique parce qu'elle laisse entrevoir la brisure du réel, la tension entre la mémoire collective et les possibles encore non advenus ; collective parce que s'ouvrent des passerelles plurielles entre savoir universitaire et savoir militant, sans se fourvoyer dans le substitutisme ; apatride, enfin, qui se joue des frontières disciplinaires sans céder au fantasme d'un savoir absolu et totalisant. Il échappe donc aux classifications classiques construites par les intellectuels qui présentent l'inconvénient de s'enfermer d'eux-mêmes dans un périmètre clos.  Non seulement la redistribution des tâches de réflexion et d'exécution fait écho au postulat ranciérien de l'égalité des intelligences   et rompt avec le constat répandu d'une inégalité naturelle, mais surtout elle constitue un passage incontournable pour lutter contre toutes les formes d'oppression. Démocratiser le statut de l'intellectuel, admettre que ceux qui sont soi-disant dénués de la parole peuvent avoir voix chapitre, c'est aussi reconnaître que nul ne détient la vérité, pas plus le philosophe-roi platonicien que le philosophe de la vérité-événement. Si la démocratie est le lieu où s'affrontent et se confrontent les opinions, elle n'est pas pour autant condamnée au relativisme dès lors que la dimension de la vérité en constitue l'horizon inatteignable, au même titre que la liberté, l'égalité et la justice. N'est-ce pas ce que donnait à penser Merleau-Ponty évoquant l'impossible saisie d'une vérité qui nous échappe, comme un cube dont il est impossible de réunir en même temps les six faces ?  

 

Essai transformé pour cet ouvrage concis au ton pamphlétaire qui a le mérite d'introduire un point de vue oblique sur la question ressassée des intellectuels. L'utopianisation de la démocratie et la démocratisation de l'utopie trouvent ainsi une intersection féconde qui se noue autour de cette figure absente de l'intellectuel, descendue de son piédestal et rendue à l'anonymat du « tous-uns »