Le parcours mouvementé de l'écrivain dans un siècle marqué par la guerre, la domination coloniale et les affrontements idéologiques.

De George Orwell, on connaît surtout les univers dystopiques : celui de La Ferme des animaux d’abord, puis de 1984, qui tous deux représentent, par le détour de la fable animalière ou du récit d’anticipation, la réalité d’un monde que le totalitarisme a verrouillé. Or, comme le rappelle Stéphane Maltère dans la précieuse biographie qu’il lui consacre, Orwell ne vint que tardivement à ce genre de « fictions » (le terme est polémique : il n’allait de soi ni pour l’auteur, ni pour son éditeur Gollancz). Pour le reste, la production littéraire de cet écrivain est essentiellement constituée d’œuvres réalistes, issues d’un méticuleux travail documentaire, ou bien inspirées de la propre existence d’Eric Blair (le vrai nom d’Orwell). Existence qui traversa la grande histoire, fut traversée en retour par les questionnements idéologiques propres au XXe siècle, et qui ne cessa de nourrir chez l’auteur un désir de révolte auquel sa plume fournit, comme naturellement, un exutoire. Stéphane Maltère propose ainsi de ressaisir au plus près le réalisme d’Orwell à la lumière de ses réflexions politiques, dans un ouvrage agréable à lire et prodigue en informations précieuses. Où l’on apprend qu’Orwell fut, dès son jeune âge, un observateur critique de son temps, que son engagement politique doit beaucoup à cette faculté d’observation et qu’enfin son écriture lui donne forme par son réalisme exigeant.

 

Observateur et « infiltré »

Orwell fut, de l’avis du biographe, un « infiltré permanent » et un observateur critique de son temps   . Ses plus jeunes années sont marquées par l’enseignement rigoriste reçu à Saint-Cyprian, école dont la directrice, Mrs Wilkes, règne en véritable tyran. Eric Blair en gardera toute sa vie le mauvais souvenir. Dans « Tels, tels étaient nos plaisirs », écrit des années plus tard en 1947, il dépeindra férocement cet établissement et les « sales petites écoles […] qui estropient à vie les esprits de la majorité des enfants de la classe moyenne ». Cet enseignement claustrateur influencera également celui qu’il dispensera dans les années 1930 – il sera un professeur bienveillant, apprécié de ses élèves. Les années d’apprentissage du jeune Orwell sont ainsi marquées par la violence (à Saint-Cyprian donc) et par un désir d’émancipation – à Eton, où Eric Blair, devenu étudiant boursier, adopte un comportement cynique et rebelle. Blair observe avec distance et un certain mépris le fonctionnement de l’institution scolaire et de la méritocratie britannique ; il ne semble pas avoir voulu tirer parti du système des bourses pour mener à bien la carrière que ses parents attendaient de lui. Sa première expérience de l’écriture, en revanche, est précoce   . Orwell dira plus tard avoir éprouvé très jeune le besoin d’écrire ; il puisera dans ses souvenirs la matière de ses œuvres. Sa carrière en tant qu’écrivain sera pourtant laborieuse à maints égards. Après ses études, il quitte la Grande-Bretagne et réussit le concours de la police indienne. Mais son premier contact avec l’impérialisme britannique est une prise de conscience de la violence inhérente au système colonial : à plus large échelle qu’à Saint-Cyprian, Orwell sera confronté, durant son séjour en Inde et en Birmanie, à la question des inégalités sociales. Il a d’ailleurs le sentiment d’entretenir le mécanisme de coercition colonial en travaillant pour l’Angleterre, effectuant des tâches policières contradictoires avec ses idéaux. Cette expérience ne sera pas sans influencer ses choix politiques ultérieurs – et ses récits. Stéphane Maltère s’attache à montrer la continuité entre la première carrière d’Eric Blair (au sein de l’administration coloniale) et l’œuvre future d’Orwell (composée en Angleterre). L’écrivain éprouve rapidement le désir de fuir les Indes mais garde de ses paysages et de ses habitants un souvenir prégnant. Il regagne ensuite l’Angleterre, comme appelé par l’écriture. À son retour en Grande-Bretagne, la décision d’écrire se fait jour. Cette décision est pour lui synonyme d’engagement : elle se traduit concrètement par une volonté d’enquêter sur le terrain même où vivent les plus démunis – et les errants, dont la vie fascine l’artiste depuis son expérience de nuit à la belle étoile. Dans la dèche à Paris et à Londres marque de ce point de vue un tournant : Blair, côtoyant les travailleurs, s’invente une identité fictive pour mieux recueillir les témoignages et les détails qui feront la véracité de son livre. Cet ouvrage marque aussi la naissance d’Orwell en tant qu’écrivain – Blair choisit ce pseudonyme qu’il gardera pour ses récits ultérieurs. Cette démarche quasi-naturaliste, qui rapproche l’auteur d’un Zola, se trouve ensuite prolongée par son expérience dans les mines anglaises. Orwell, débarqué à Wigan, y côtoie au péril de sa vie le prolétariat exploité des mines, qui travaille et vit dans des conditions déplorables ; il en ressortira Le Quai de Wigan. L’Hommage à la Catalogne sera, de la même manière, le fruit de ses observations en tant qu’engagé volontaire, dans les rangs de la milice du POUM (le Parti ouvrier d’unification marxiste).

 

Portrait d’un combattant

C’est tout naturellement – et comme les deux aspects indissociables de sa créativité – que l’observation aboutit chez Orwell à une prise de conscience politique. Il est important de noter que l’écrivain ne fut pas engagé par obédience à une idéologie quelconque – même si la question des idéologies traverse le XXe siècle – mais bien plutôt par la voie de l’expérience. Ses origines familiales, d’ailleurs, ne le prédisposaient guère au socialisme – la famille Blair, qui vivait en Inde, appartenait à la classe moyenne supérieure de l’empire victorien. Stéphane Maltère montre que les convictions politiques d’Orwell sont le fruit de ses enquêtes, et qu’elles se sont traduites concrètement par des écrits abordant des faits de société précis – par exemple, le travail du libraire ou par le recours à d’autres médias que la littérature (cf. son expérience à la BBC pendant la guerre ; même si cette expérience est pour lui décevante à maints égards puisqu’il y fait l’épreuve de la censure). L’engagement de l’artiste n’est pas non plus exempt de prises de distance, en fonction des éventuelles déceptions rencontrées « sur le terrain ». Ainsi, lorsqu’il rejoint les milices républicaines en Espagne, une remise en question se fait jour. Orwell est certes marqué, durablement, par l’atmosphère fraternelle de Barcelone à laquelle il rendra hommage. Mais sur le front, il a le sentiment de mener une guerre inutile, loin de l’héroïsme auquel il s’attendait. Si ses convictions socialistes n’en sont pas ébranlées pour autant, il acquiert alors la conviction que le communisme stalinien – en qui les républicains espagnols ont, semble-t-il, porté leurs espoirs – est dangereux. C’est pour détromper l’intelligentsia de gauche anglaise qu’il compose alors La Ferme des animaux, pamphlet virulent dont on apprend qu’il ne fut pas publié sans mal (Gollancz le jugea trop subversif et, y voyant un essai plutôt qu’une fiction, estima qu’il n’était pas tenu de le publier). Ainsi, l’engagement politique de George Orwell, tel que l’envisage Stéphane Maltère, est avant tout le fruit de ses expériences et de ses observations, ce qui lui confère une place particulière dans le paysage intellectuel européen du XXe siècle – contrairement à Jean-Paul Sartre, par exemple, Orwell négligea ses études et dut subvenir à ses besoins par des emplois laborieux.

 

Un écrivain exigeant

Il ressort enfin de la biographie de Stéphane Maltère une vision concrète du métier d’écrivain tel que le pratique George Orwell. Car ce dernier fut un auteur exigeant, qui ne renonça pas à retoucher ses manuscrits pour être publié, mais toujours au prix d’un réel effort pour ne pas renoncer à ses convictions. Du reste, l’ambition d’Orwell est bien de composer des œuvres politiques, qui invitent leur lecteur à une prise de conscience, mais qui ne soient pas de propagande. C’est ce qui explique la réticence de certains éditeurs à publier ses œuvres – Gollancz lui fut fidèle mais lui demanda, à plusieurs reprises, de retravailler ses manuscrits (La Ferme des animaux put paraître grâce à un éditeur américain). C’est sans doute aussi ce qui explique la réception assez mitigée de ses œuvres auprès des journaux, réception à laquelle Stéphane Maltère accorde une place particulière dans son récit. La part d’éloge et de blâme, si l’on prend en compte l’ensemble de sa production, est à peu près égale ; et les qualités appréciées par les uns (son réalisme, la véracité de ses récits, leur précision documentaire, etc.) sont souvent, pour les autres, un objet de reproche. Les premiers lecteurs d’Orwell furent parfois sévères quant à sa représentation du réel et à la violence qui s’en dégage. Pressé d’écrire par vocation, pour subvenir à ses besoins et parce qu’il se savait atteint d’une affection pulmonaire mortelle à long terme, Orwell dut tout au long de sa vie, avec patience et obstination, concilier les exigences éditoriales avec les siennes propres. Cela explique – et nourrit – sans doute ses prises de position sur le métier d’écrivain ; peut-être aussi l’évolution de sa production littéraire, d’abord consacrée à des récits réalistes et plus ou moins inspirés de sa propre vie, puis focalisée sur les grandes œuvres que nous connaissons aujourd’hui – et qui, nous apprend Stéphane Maltère, ne rencontrèrent qu’un succès mitigé de son vivant. Ces œuvres en effet ont constitué pour Orwell un point d’aboutissement – à partir de La Ferme des animaux, il a le sentiment d’avoir trouvé l’équilibre entre création littéraire et engagement politique   . Si, comme l’écrivait Émile Zola, le romancier est fait d’un observateur et d’un expérimentateur, nul doute alors qu’Orwell fut romancier au plein sens du terme. Attachant une importance toute particulière à l’expérience humaine, à ce que nous appellerions aujourd’hui la « réalité du terrain », il fit de ses observations la matière d’ouvrages exigeants où se superposent les émotions de l’artiste engagé (contre le fascisme et les inégalités sociales) et les exigences du romancier pour qui la description du réel est une tâche noble. Telles sont, du moins, les qualités mises en lumière par la biographie de Stéphane Maltère, par ailleurs fort documentée, très précise, agréable à lire et non exempte d’interrogations sur le sens que revêt, aujourd’hui encore, la création littéraire