Le XIXe siècle à l'heure des identités nationales.

Les éditions La Découverte rééditent ce classique de Patrick Cabanel au sein de leur collection « Repères ». En une centaine de pages, il propose une synthèse accessible sur un processus indispensable à la compréhension de l’Europe du XIXe siècle. S’il aborde l’ensemble des aspects relevant des nationalismes, dès la cinquième ligne, il lie cette question aux conflits en partant de Valmy pour arriver aux Quatorze Points de Wilson. L’ouvrage montre avec brio que cette question nationale n’a pas eu les mêmes effets selon la région et le pays abordés. Si elle a consolidé la France et affaibli les empires multinationaux, l’existence même de l’Allemagne, l’Italie et la Roumanie reposait sur elle.

L’auteur survole certes l’ensemble des aspects caractérisant les nations au XIXe siècle, mais offre aussi quelques clés de lecture transversales : la différence entre les paradigmes allemand et français de la nation, ou le nationalisme à la fois comme processus de rassemblement et d’exclusion.

 

Qu’est-ce qu’une nation ?

 

Si chaque nation s’est construite selon un processus qui lui est propre, deux modèles se dégagent : la conception civico-territoriale de la France face à une conception ethnico-généalogique pour l’Allemagne. Pour étudier celle-ci, l’auteur s’appuie principalement sur les lectures de Fichte et de Herder. Ce dernier définit  une nation par sa différence à l’autre et son enracinement dans un héritage. Organisme vivant, elle évolue dans le temps et peut donc être souillée, en particulier par l’immigration. Si on naît allemand, on devient français. Ainsi, pour Fustel de Coulanges, l’Alsace n’est pas française parce qu’elle s’inscrit dans l’histoire du pays depuis des siècles mais parce qu’elle a voulu le devenir. Les deux conceptions entrent en concurrence et revendiquent chacune la parenté d’éléments constitutifs de l’histoire de l’Europe comme l’art gothique. Chacun puise dans le passé ce qui forge son identité, à l’image de Luther qui devient le père à la fois de la langue mais aussi de la nation allemande. De ce retour dans le passé se forge un lien avec la religion. Ainsi le gouvernement tchèque a-t-il fait du 6 juillet, jour de supplice de Jan Hus, le jour de la fête nationale, malgré les contestations de la papauté. Pour Michelet, « la France est une religion », ce qui revêt la nation d’un caractère sacré. L’auteur approfondit à titre d’exemple le cas irlandais   qui témoigne de la confusion entre le conflit national et le conflit religieux.

Un des passages les plus intéressants reste les quelques pages consacrés à la langue, domaine dans lequel on « emprunte, purifie, réinvente ». La langue devient un élément constitutif d’une nation ; pour l’allemand, il évoque une « langue sans état »   . De même, les Juifs qui parlaient le yiddish pour les Ashkénazes et un mélange judéo-espagnol pour les Séfarades, se mettent à parler l’hébreu qui demeurait jusqu’à ce moment une langue exclusivement écrite.

 

Fédérer les habitants à la nation

 

Si les élites se sont vite ralliées au processus, elles devaient entraîner dans leurs dynamiques leurs peuples. En Europe de l’Ouest, les gouvernements ont donc cherché à faire adhérer les populations à l’État-nation, à nationaliser les masses par l’apprentissage de la vie politique et militaire. La conscription, comme l’avait déjà montré Annie Crépin   , participe à ce processus. En Italie, la conscription universelle est adoptée en 1875, alors qu’en France une série de textes, de la loi Courtot de Cissey de 1872 à la loi Berteaux de 1905, font passer le système d’un service long avec tirage au sort et possibilité de remplacement à un service court et universel. L’école quant à elle doit permettre d’alphabétiser les masses tout en diffusant la langue et l’attachement à la nation. Ainsi, en Italie, la loi Casati rend l’école obligatoire de six à douze ans alors qu’au même moment le pays compte 78% d’analphabètes et l’Italien n’est parlé que par 2,5% de la population.

L’auteur revient sur le rôle du vote, mais aussi du sport, à l’image du Tour de France ou de la Vuelta espagnole qui permettent de fédérer davantage la nation. On aurait aimé ici davantage d’exemples sur l’utilisation du sport comme élément constructif de la nation.

Mais unifier sa nation passe aussi par la force, notamment vis-à-vis des minorités dans les empires allemand, russe ou hongrois. Patrick Cabanel parle ici de « nationalisation autoritaire »   , comme la magyarisation dans laquelle il voit certes un processus d’adhésion volontaire linguistique par le bas, mais aussi un système d’imposition et de contrainte par le haut. À cet égard, une loi de 1879 impose le hongrois dans toutes les écoles, puis inaugure le remplacement progressif des écoles confessionnelles slovaques et roumaines par des écoles d’État.

 

Définir sa nation contre l’autre

 

La guerre participe à la construction de la nation : Custoza, Novare ont clairement permis de passer du Piémont et de la Prusse à l’Italie et à l’Allemagne. Dans son dernier chapitre, Patrick Cabanel décrit comment les nations passent entre 1885 et 1914 du patriotisme au nationalisme et comment en France le mot se restreint à un courant de pensée de la droite, alors même que partis de gauche et de la droite traditionnelle s’y opposent. L’Empire turc incarne cette métamorphose dans la mesure où, du patriotisme d’un empire multinational et multiconfessionnel, Istanbul passe à un nationalisme turc. Le nationalisme s’enferme alors dans ses frontières intérieures pour se replier sur une identité xénophobe et raciste. Il est d’ailleurs intéressant d’observer que si l’appel de Theodor Herzl prend dans l’Empire russe, il ne prend pas en Europe occidentale où les Juifs sont plus intégrés, de même qu’en Roumanie où ils se rallient au nationalisme magyar   . L’Empire russe conjugue l’antisémitisme traditionnel d’essence religieuse avec un nouvel antisémitisme racial.

Cette radicalisation s’insère dans un faisceau de facteurs à l’origine de la Grande Guerre. Pour Mussolini, il s’agissait de l’ultime étape du processus d’unification : « Seule la guerre peut faire les Italiens » déclarait-il en 1915. Patrick Cabanel identifie ce conflit comme le « tragique couronnement d’une certaine idée de la nation »   .

Cette synthèse permettra aux néophytes de se familiariser avec la question nationale alors que les exégètes y trouveront quelques exemples sortant des cas classiques également évoqués ici. Patrick Cabanel parvient à soulever l’ensemble des thèmes relevant de ce processus, même si comme dans toute synthèse on aurait aimé voir des exemples plus approfondis et une analyse plus aboutie sur le cheminement de celui-ci. Il était évidemment impossible d’être exhaustif sur un format aussi court d’autant que l’auteur nous laisse 10 pages de bibliographie pour approfondir la réflexion sur ce thème, dont le chef d’œuvre d’Anne-Marie Thiesse