Un nouvel éclairage de l'histoire des relations internationales à la veille de la guerre de Sept Ans.

« Vous savez que ces deux nations sont en guerre pour quelques arpents de neige vers le Canada, et qu’elles dépensent pour cette belle guerre beaucoup plus que tout le Canada ne vaut. » Le bon mot de Voltaire a été répété à l’envi pour souligner la faiblesse du premier empire colonial français et le désintérêt de la monarchie française et de ses sujets pour cette « Nouvelle France » au-delà de l’océan, précédant la disparition presque inéluctable de cet empire au traité de Paris (1763), au terme de la guerre de Sept Ans. C’est à ce présupposé tenace que François Ternat fait définitivement un sort, dans cette étude riche et passionnante des négociations diplomatiques entre les couronnes de France et d’Angleterre, entre la paix d’Aix-la-Chapelle et le début de la guerre de Sept Ans.

 

Aix-la-Chapelle, une paix mondiale

 

En matière d’histoire des relations internationales, le premier apport de l’ouvrage de François Ternat est de reconsidérer le traité d’Aix-la-Chapelle.

Cette paix énigmatique, vilipendée par les contemporains et l’historiographie nationaliste du XIXe siècle, n’apporta à la France de Louis XV, pourtant glorieux vainqueur de Fontenoy, aucune nouvelle conquête territoriale : « bête comme la paix », disait-on à l’époque. En proposant de replacer Aix-la-Chapelle dans un contexte global, l’auteur montre au contraire que la modération de Louis XV en Europe était le prix à payer pour conserver les colonies françaises, malmenées au cours de la guerre par la puissante Royal Navy : en abandonnant la Flandre conquise, la France récupérait Louisbourg et le Cap-Breton, île stratégique à l’entrée du fleuve Saint-Laurent, véritable clef de la Nouvelle-France. Cette équivalence des territoires – « la Belgique contre le Canada »   – qui transparaît dans la négociation est particulièrement révélatrice de la récente prise de conscience de l’importance des enjeux coloniaux dans la diplomatie des Lumières : moins d’un siècle plus tôt, au traité de Breda (1667), Louis XIV rendait à l’Angleterre ses conquêtes dans les Antilles, croyant ne pas devoir « mettre en comparaison le gain de ces îles éloignées avec la conquête des Pays-Bas   ».

Après un tableau des négociations, c’est l’application du traité qui est présentée. Sur le papier, Aix-la-Chapelle ressemble à un « gigantesque échange de gages territoriaux (…) opéré à l’échelle mondiale et largement favorable à la France   » : l’ensemble des conquêtes outre-mer doivent être restituées (Louisbourg, fort Saint-Louis de Saint-Domingue à la France, Madras à la Grande-Bretagne), et l’évacuation des territoires neutres dans la Caraïbe, occupés pendant la guerre (Sainte-Lucie, Saint-Vincent et Tabago), est décrétée. Dans les faits, l’application du traité est bien plus difficile dans des espaces coloniaux si lointains, où les logiques à l’œuvre s’opposaient sensiblement aux intentions des élites gouvernantes en Europe. François Ternat met en évidence la complexité de l’enjeu colonial dans les relations internationales : tel gouverneur français des Antilles refusait, malgré la promesse faite à l’Angleterre et les ordres envoyés par Versailles, d’évacuer Sainte-Lucie car l’île servait de base à la contrebande anglaise avec les îles françaises. Cette « autre diplomatie, aux antipodes de celle observée dans les cabinets des ministres   », pouvait mener à la rupture comme en Amérique du Nord, où les tensions entre colonies françaises et colonies britanniques, en Acadie ou dans la vallée de l’Ohio, débouchèrent sur des affrontements directs, au risque de déclencher un conflit mondial.

Ces rivalités impériales, caractérisées par l’interaction entre plusieurs cercles de négociation à une échelle globale – l’action d’un gouverneur en Amérique du Nord pouvait avoir des conséquences sur les relations internationales en Europe –, semblent bien résumer cet entre-deux guerres, « marche inexorable vers la rupture   ». Pour autant, François Ternat se garde de toute vision téléologique et montre aussi les tentatives d’accommodement et la réelle volonté de part et d’autre d’avoir recours à la négociation pour régler les différends outre-mer entre les deux couronnes.

 

La commission des limites : une diplomatie impériale à l’œuvre

 

« Véritable "second cycle" d’une négociation globale    », la commission franco-britannique qui s’est réunie entre 1750 et 1756 s’inscrivait dans la grande tradition des commissions des limites, « micro-négociations » chargées d’appliquer les décisions générales d’un traité, de démarquer les souverainetés respectives et de les borner dans le détail des lieux. La spécificité de cette commission résidait dans la nature de ses enjeux, exclusivement coloniaux.

Dans la filiation des travaux de Lucien Bély   , François Ternat présente une lecture culturelle des pratiques diplomatiques au sein de la commission. Dans un portrait collectif des commissaires nommés pour l’occasion, il présente le profil de ces négociateurs : des spécialistes des questions coloniales, réputés proches des milieux négociants, pour certains diplomates de formation. Par la description du travail des commissaires, de leurs usages et sociabilités, l’auteur recherche le langage de la diplomatie qui s’exprimait au sein de la commission. Civilités et manières policées participaient à la préservation de la négociation, mais l’incident pouvait également advenir, bien souvent orchestré pour avancer les intérêts d’un État : ainsi, l’incident provoqué par la requête des commissaires britanniques pour que la langue anglaise soit utilisée pendant les négociations, « manifestation du patriotisme anglais dénonçant la domination culturelle exercée par la France auprès des élites de la société britannique   ». C’est aussi le rapport au secret des commissaires qui est explicité : secret de la négociation qui permettait à la diplomatie de préserver à la paix ; secret des missions d’espionnage des commissaires anglais afin de préparer la guerre ; secret, enfin, qui pouvait être dévoilé, ainsi lorsque des mémoires sont tirés du secret de la négociation pour être publiés dans toute l’Europe, servant la propagande des deux monarchies dans les mois qui précèdent la guerre.

L’œuvre des commissaires est bien sûr limitée : la négociation n’empêcha pas la marche à la guerre. « L’objet de la commission étant de régler par le droit et la négociation les différends coloniaux entre les deux puissances, il y a incontestablement de l’utopie dans le dessein car une autre logique, celle de la force et de la confrontation, était à l’œuvre, tant à Paris où en définitive les commissaires britanniques ont moins œuvré pour la paix que préparé la guerre, que sur le terrain, dans ces espaces vastes et lointains où la conquête restait tentante. François Ternat expose les raisons de cet échec : les pouvoirs limités des commissaires qui ne pouvaient prendre de décisions au nom de leurs princes ; le durcissement de l’opinion publique anglaise, inquiète des succès de la politique coloniale française, favorable à une guerre préventive qui mettrait fin aux empiètements outre-mer de la France. L’attaque de Fort Necessity dans la vallée de l’Ohio par les colons français en juillet 1754 marque un tournant : la Grande-Bretagne est désormais décidée à la guerre et intensifie ses préparatifs militaires, tout en restant assise à la table des négociations ; côté diplomatie française, la prise de conscience de l’inexorabilité de la guerre est tardive, et on se plaît à croire que le roi outre-Manche ne déclenchera pas un conflit mondial pour une affaire américaine si éloignée du théâtre européen. Jusqu’au bout, la recherche du compromis fut privilégiée, aussi pour ne pas apparaître comme le pays agresseur, aux yeux de l’Europe.

 

Les enseignements d’un partage du monde avorté

 

Malgré l’échec de la négociation, François Ternat montre aussi les solutions originales proposées par les commissaires pour préserver la paix. Au siècle de l’abbé de Saint-Pierre et de Kant, l’œuvre de la commission des limites s’apparente à une ébauche de droit international non plus seulement européen, mais élargi au reste du monde.

C’était l’inscription de la paix dans les territoires outre-mer qui préoccupait avant tout les deux monarchies. Au premier semestre 1755, alors que les bruits de la guerre se rapprochent, les commissaires présentent des plans de partage des possessions coloniales : pour François Ternat, ces plans, bien qu’utopiques, « témoignent des conceptions de la souveraineté que les puissances européennes, au XVIIIe siècle, entendaient affirmer outre-mer   ». La définition de ces souverainetés impériales, au sein de la commission, se voulait fondée en droit : sur les territoires litigieux, chaque parti présentait ses prétentions en déployant un véritable argumentaire juridico-historique. De même, la recherche de limites entre les colonies, le souci constant de borner les territoires où s’exprimait la souveraineté des États européens, étaient l’expression même de la volonté de pacifier l’outre-mer par la voie de la négociation et du droit. Au moyen de ces plans et des nombreuses cartes publiées en parallèle de la négociation (reproduites en annexes de l’ouvrage), l’auteur donne à voir les projections géostratégiques des États européens sur les différentes régions du monde où ils entendaient étendre leur hégémonie.

Bien que jamais concrétisées, les propositions des commissaires représentaient enfin de véritables tentatives de définition d’un droit international élargi au reste du monde. L’originalité des plans de la commission, souligne François Ternat, résidait dans la question de la place des populations extra-européennes. Il s’agissait pour les commissaires de prendre en compte les territoires amérindiens, inhérents à la réalité géopolitique nord-américaines. L’adaptation des logiques impériales aux réalités locales prenait la forme de traités d’alliance, de serments d’allégeance, ou d’association des nations amérindiennes aux cérémonies de prises de possession des territoires. Pour autant, ces adaptations du droit européen aux territoires coloniaux n’étaient envisagées que du point de vue des intérêts franco-britanniques. Ainsi, l’exemple de la délimitation du territoire des Iroquois, alliés des Anglais, duquel la reconnaissance et l’étendue variaient en fonction des intérêts de la puissance représentée. Dans le domaine maritime, la défense des intérêts des puissances primait sur la définition d’un droit international, en particulier sur la question de la souveraineté des mers et de la guerre de course : les commissaires français n’arrivèrent jamais à obtenir de leurs homologues anglais une redéfinition des règles du droit maritime. Les raisons de ce refus résidaient dans le fait que l’introduction de règles de droit pourrait limiter la suprématie de la Royal Navy. Ces réticences anglaises alimentèrent le thème du despotisme d’Albion sur les mers, au moins jusqu’aux guerres napoléoniennes.

 

En définitive, avec Partager le monde, François Ternat réussit plusieurs tours de force. En ayant choisi la commission des limites comme objet d’étude, il ouvre l’histoire des relations internationales aux enjeux coloniaux : sa lecture de cet entre-deux-guerres et des préludes de la guerre de Sept Ans renouvelle considérablement la connaissance de cette période, souvent largement résumée à la révolution diplomatique de 1756. D’autre part, la seconde réussite de cet ouvrage réside dans l’inscription de cette histoire impériale dans les préoccupations de l’historiographie la plus récente sur la diplomatie au siècle des Lumières : l’étude des travaux de la commission fait écho aux préoccupations de l’époque, sur la recherche d’une paix perpétuelle étendue à l’ensemble du monde, ou le souci de définir de nouvelles règles de droit international. Ces projets « utopiques » vinrent finalement se briser sur les intérêts des États et leurs nouvelles ambitions impériales, en particulier anglaises. Le rêve d’équilibre des puissances, formulé lors de la paix d’Utrecht, devait désormais s’adapter à l’ère des rivalités impériales