L'idée de génie comme reliquat du sacré dans la modernité sécularisée.

Chacun a pu faire l’expérience dans son quotidien de l’inflation que connaît le qualificatif de « génie » aujourd’hui. Si tout le monde a droit à son quart d’heure de célébrité, il semble en aller de même pour le génie, les deux étant d’ailleurs toujours davantage associés. On se souvient des pull-overs du professeur de piano, incarné par Ray Walson dans Kiss me, Stupid, avec les portraits des « génies » de la musique classique. Il est encore moins nécessaire de développer la commercialisation dont s’honore le portrait d’Albert Einstein où ce dernier tire la langue. Pour autant, peut-on ranger dans la même catégorie le parangon du scientifique génial, le génie musical par excellence qu’est Mozart, une personne comme Steeve Jobs ou comme Zinedine Zidane, « génie du ballon rond » ? Une telle entreprise de classification risquerait rapidement de se résumer à un panthéon plus ou moins exhaustif et surtout plus ou moins subjectif.

L’historien Darrin McMahon a décidé de prendre le problème autrement dans son dernier livre, Fureur Divine. Il entend s’intéresser à l’idée, ou plutôt aux idées du génie, c’est-à-dire aux manières dont les hommes ont essayé intellectuellement de rendre compte du phénomène identifié comme « génie »   . Il propose une histoire intellectuelle qu’il qualifie d’« histoire dans les idées » à la suite de David Armitage, pour saisir les changements, mais aussi pour rendre compte des permanences   .


Le génie entre science et merveille


Il existe une première manière de lire Fureur divine. Elle consiste en une observation des différentes théories dont les hommes ont usé pour définir le génie   . Darrin M. McMahon débute son parcours en ramenant le lecteur aux dialogues platoniciens et au daimon, le fameux démon de Socrate. Le génie est celui qui in-spire l’homme, qui lui dévoile les vérités du monde. Un génie ne s’acquiert pas par l’effort, encore moins en frottant une lampe, mais il est le fruit d’une décision ultramondaine, surnaturelle. Pour Platon, le possédé est un possesseur   . On a une première version des explications, tirant du côté de l’inexplicable. Un livre, longtemps attribué, à tort, à Aristote, les Problèmes, propose une autre explication puisqu’il voit dans le génie un dérèglement des humeurs corporelles. La bile noire, légèrement trop présente, produirait ainsi des effets extraordinaires. Le possesseur de talents peut ainsi apparaître comme un possédé   . Deux explications constituent les deux pôles intellectuels autour desquels vont se répartir les différentes tentatives pour rendre compte du génie.

Bien plus tard, après être passé par la Rome antique et des siècles de christianisme, au siècle des Lumières, face à Helvétius et à William Sharpe qui entendent ôter tout mystère au génie, et le résumer à un entendement bien cultivé   , s’opposent ceux qui, comme Rousseau ou comme Diderot, continuent fermement à croire à l’enthousiasme, au ravissement inspirant   . Les Romantiques seront de fervents adeptes de cette vision du génie comme force irrépressible surgissant en l’homme pour lui dicter son agenda   . Cette vision est d’ailleurs très finement rapprochée par Darrin McMahon du génie des peuples qu’on peut trouver chez Montesquieu et surtout chez Herder.

La question de l’origine du génie, de son explication, croise, à partir des Lumières mais surtout au début du XIXème siècle, la croyance dans la possibilité d’une identification scientifique du génie. L’auteur parle à ce propos de « géniologie »   . S’ensuit une description des tentatives, involontairement comiques, pour identifier et quantifier le génie. Cela va de la « cranioscopie » mise en pratique par l’Allemand Franz Josef Gall au test du Quotient Intellectuel développé par l’Américain Terman en passant par les travaux du Britannique Francis Galton, obsédé par les études statistiques, qui étaient censées lui permettre d’observer le génie héréditaire, soit les gènes. On remarquera au passage que cette archéologie de savoirs aujourd’hui oubliés se fait avec beaucoup d’humour, qualité qui est loin d’être plus répandue dans ce genre d’ouvrage, et qui confère à l’érudition de Darrin McMahon une touche particulièrement savoureuse. 


Le génie comme porte vers la transcendance


La deuxième façon de lire l’ouvrage est en suivant la thèse avancée par l’historien. En effet, dès son introduction, Darrin McMahon avance une idée a priori paradoxale. Il fait valoir l’hypothèse selon laquelle il convient de voir dans le génie une réponse à la sécularisation de la société   . La société occidentale marquée par un progressif « désenchantement » et une perte de verticalité, aurait cherché à réintroduire cette dernière sous une nouvelle forme. Le génie serait du sacré pour temps de désacralisation. Un homme au-dessus des hommes mais pas trop quand même.

Par ailleurs, le génie serait ce qui permet en contexte démocratique de sortir de l’homogénéité, d’afficher de la singularité, de l’exceptionnalité. Il serait alors une réponse aussi bien à une demande de transcendance qu’à une peur de dissolution de l’individu dans le grand bain de l’égalité   . A cet égard, l’auteur rappelle le rôle fondamental qu’a joué la Révolution française dans notre perception actuelle de l’idée de génie   .

Cette idée est intéressante à plusieurs titres. Tout d’abord, elle invite à voir que les éléments qu’on présente souvent comme des traits caractéristiques de la modernité – le génie d’Einstein, par exemple, parangon d’une modernité scientifique et technique   – s’enracine dans des conceptions plus anciennes. Le génie garde ainsi une charge sacrale qui provient de ses origines et il gagne à être analysé en ce sens. C’est, en effet, qu’on peut rendre compte du caractère positif ou négatif du génie. Pour illustrer cela, il suffit de reprendre l’exemple développé par l’auteur du combat, mythifié, entre Einstein, génie du bien, et Hitler, génie du mal   . Ce nouveau combat des titans se soldant par la victoire du scientifique est porté au crédit de son génie. L’exemple permet de mesurer tout le danger que comporte une « religion du génie »   . L’historien propose une analyse intéressante du culte de la personnalité en termes de reconnaissance du caractère génial de la personne. La construction du culte met ainsi en avant le caractère génial, et donc forcément sacré de la personne. Si cette explication aurait mérité une plus ample discussion avec un plus grand nombre d’exemples, et si elle aurait surtout gagné à soulever la question de la comparaison des modèles, il s’agit néanmoins d’une hypothèse intéressante qui s’inscrit dans la réflexion sur les religions séculaires   .

Il n’en demeure pas moins que l’ouvrage soulève des interrogations inhérentes à sa méthode. En voulant retracer sur le temps long les idées du génie, et ainsi proposer une vision d’ensemble cohérente tout en évitant l’écueil d’une définition, improbable, du génie, l’auteur ne fait qu’aborder certains points qui mériteraient de plus amples développements. On aimerait ainsi qu’il traite de manière plus approfondie la question des rapports entre les conceptions du génie et les conceptions des femmes, ou celle des conceptions du génie dans les cultures non-occidentales. On aurait aussi pu souhaiter que l’auteur ne se contente pas de rappeler le caractère construit du génie mais qu’il analyse en détails les étapes de sa construction   .

Pour le dire autrement, à côté des discours sur le génie se pose la question de la diffusion du génie, de sa mémoire, de ses requalifications et de ses usages sociaux et politiques. Ces thèmes sont bien entendu abordés dans l’ouvrage, mais ils auraient vraisemblablement gagné à être traités de manière plus étendue.

Néanmoins, ces quelques remarques ne font que poursuivre une discussion que l’auteur mène avec érudition et allégresse tout du long d’un livre qui rend toute sa chair à une histoire vivante des idées