Un film majestueux et d'une grande poésie sensualiste, qui évacue toutefois largement la confrontation avec la tradition du wu xia pian : la dimension "film d'auteur" supplante ici la dimension "film de genre".

 

L'héroïne de The Assassin, Nie Yinniang (Shu Qi), est traversée par une double exigence de justice. D'abord, celle qui vient du ciel, représentée par la nonne taoïste (Sheu Fang-yi) qui lui a appris l'art de tuer, et qui exige d'elle l'élimination de Tian Ji'an (Chang Chen), gouverneur du territoire Weibo, car ce dernier a le projet de s’attaquer au pouvoir – déjà affaibli – de la cour impériale des Tang. L’autre exigence de justice vient de son cœur. En effet, pour Yinniang, ancienne fiancée de Tian Ji'an, la justice se confond avec la vengeance personnelle, et, suivant en cela les indications de la nonne, implique aussi bien les proches de sa victime désignée. Le conflit se multiplie alors sur plusieurs fronts – politiques, familiaux, sentimentaux et même surnaturels – jusqu'au point de devenir impossible à résoudre. Cette intrigue complexe et vivante dans sa tension interne reste alors comme en suspension, à la manière d'un paysage lointain sur lequel se détacheraient les figures que nous voyons. La position de Yinniang semble elle-même divisée : elle guette sa cible depuis les toits du palais ou bien cachée derrière les voiles flottants qui structurent les habitations des personnages. Il est impossible de savoir si elle se situe derrière ou devant, si elle représente la justice divine ou la justice des hommes. Son visage révèle sa confusion et, alors que son corps mince et long, avec ses habits noirs, traverse et divise l'image en vertical, ses yeux sont pourtant fréquemment baissés vers le sol. Ce geste trahit-il la pesanteur de la vie terrestre, le désir du personnage de retrouver le poids de la vie du palais, avec ses longs couloirs horizontaux et ses chambres carrées, qui contrastent avec l'image ascendante du monastère de montagne dans lequel elle a été élevée ?

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Tandis que l’intrigue elle-même perd de sa primauté, dans The Assassin tout semble se mettre à flotter : les toiles et les paravents, les bougies, le brouillard des montagnes et même l'image elle-même. Tout est entraîné par le mouvement général, souple et circulaire, des panoramiques, des travellings et des recadrages. Néanmoins, le film n'est en rien éthéré. Il ne dissimule jamais la corporéité concrète de ce qu'il montre, bien que les degrés d'épaisseur de l’image puissent varier énormément, suivant les motifs qui la composent : de l'eau à la roche en passant par la peau ou le bois des meubles. Due à la fois à la composition visuelle des images et à la longue durée des plans (qui permet souvent que de l’inattendu survienne dans la continuité de la prise de vues), l'impression de « relief » des corps (des hommes, des animaux) est très forte. L'espace du film se déploie entre le raffinement de ce mouvement-souffle constant (sensible grâce aux voiles semi-transparents) et le poids des corps, leur déplacement lourd et percutant, la possibilité toujours imminente de leur choc.

(Le choix du format 4:3 permet à Hou de faire communiquer ces deux dimensions et leurs deux épaisseurs, l'une plus transparente, l'autre plus opaque. En deux occasions, le film passe au format panoramique 16:9. Il s'agit d'une image de remémoration où la princesse Jiacheng, sœur jumelle de la nonne Jiaxin, joue la cithare chinoise et chante la chanson mélancolique dont Yinniang se souvient tout au long du film. Le grain de l'image devenant visible, le changement du format n'implique aucune perte de « matérialité ». D'autant plus que, sur le plan sonore, la musique de Lim Giong, compositeur habituel de Hou, enchaînera plus tard le son délicat de la cithare avec la force des instruments de percussion.)

Si les plans durent, leur articulation est dans l’ensemble plutôt elliptique, ce qui a pour conséquence que les détails du récit risquent de rester obscurs pour ceux qui ne connaîtraient ni le texte original (Nie Yinniang, histoire d'arts martiaux de la dynastie Tang (VIIe à Xe siècles) basée sur des événements historiques réels) ni le contexte historique. Car l'approche érudite de son sujet amène Hou à présenter une grande profusion d'éléments narratifs et visuels, tout en refusant par ailleurs toute forme de didactisme. Cela ne relève évidemment pas d'une volonté d’hermétisme, mais d'un souci poétique qui n'étonnera pas ceux qui connaissent ses films. Le cinéma de Hou, dont les scénarios sont depuis longtemps co-écrits avec l'écrivaine Chu Tien-wen, joue fréquemment sur un accès incertain à une certaine complexité narrative (souvent ancrée dans des contextes historiques très précis) et une intensité très grande sur les actions effectivement filmées, offrant ainsi un contraste entre les vides de la dramaturgie et les effets de présence des corps et des situations.

The Assassin travaille à son tour ce contraste, en l’agrémentant d’un jeu plastique avec les couches de voiles qui se superposent, transformant les maisons du pouvoir en des demeures volatiles, protégées des hasards du temps par des paravents précaires ; un peu comme dans les scènes de combat en pleine nature, dans lesquelles les arbres permettent parfois aux personnages d'avancer et d'attaquer, et parfois les coincent et mettent un terme à l'action.

Cela étant, lorsque Hou filme ces combats, son montage devient un peu plus conventionnel. On a entendu beaucoup de choses sur l’événement que constituerait The Assassin à l’aune du genre du film de sabre. A la vision, il semble cependant excessif d’accorder une valeur de manifeste esthétique aux quatre ou cinq scènes de combat, d'une durée anecdotique par rapport au reste du film. Pour le dire autrement, The Assassin est loin d'être un « film de genre ». La seule chose qu'il accorde aux conventions du wuxia, hormis quelques motifs visuels (les épées) et narratifs (la référence au problème de la justice), c'est une façon de monter ses quelques scènes d’action. Le film les présente avec un montage rapide, qui articule les gestes dans leur continuité, se servant parfois du faux raccord pour intensifier la percée des coups. Cette approche ne constitue en rien une mise en question du genre et ne permet pas de dire que Hou l'ait transformé. Sa démarche n'est ni celle de King Hu, ni celle de Tsui Hark, ni celle de Wong Kar-wai – autant de réalisateurs qui se sont réellement penchés sur les codes du wuxia cinématographique pour les réinventer.

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Il y a pourtant dans The Assassin une autre approche des combats, celle qui abandonne la vitesse du geste pour filmer l'action de loin, parfois de si loin que l'action devient indiscernable. En prenant ses distances, Hou se désintéresse complètement de la lutte martiale et de ce qu'elle pourrait apporter au récit. L'indétermination du combat donne à ces images le même poids que les quelques séquences de « transition » avec des fleurs, des lacs et des montagnes que le film insère ici et là. Bien que Hou partage avec King Hu le besoin d'intégrer le combat dans le paysage – ainsi qu'une préférence pour les combats sans musique surajoutée, rythmés par le seul contact des sabres et le bruit des pas –, il refuse de prolonger les chorégraphies d'action au-delà d'une vingtaine de plans brefs. Il est plutôt intéressé par les gestes qui précédent et suivent l'action que par la lutte elle-même, qui ne devient jamais décisive. Une autre démarche conduirait à restaurer le principe d’une dramaturgie causale avec laquelle Hou a toujours pris ses distances. Ainsi, dans ces séquences-là, le paysage devient lui aussi une sorte de voile, retenant dans la dynamique propre à son épaisseur la vitesse irreprésentable des combats ; un peu à la façon des maisons paysannes, espace aux murs solides que le film présente comme étant plus lourd et protégé que le palais, et qui figurent en quelque sorte le poids de la responsabilité qui hante Yinniang tout au long du film : invincible avec l'épée et pourtant fragile comme jamais au moment de s'en servir.