Réhabilitation du travail comme mode de coopération et comme source de démocratie.

L’œuvre de Franck Fischbach, professeur à l'université de Strasbourg et héritier de l'École de Francfort,  vient de trouver sa cohérence en répondant à une critique que nous pouvons légitimement asséner à la philosophie quand elle nous parle du quotidien. En effet, ce spécialiste de philosophie allemande a réalisé de nombreux ouvrages aux titres révélateurs : La production des hommes (2005) ; Sans objet. Capitalisme, subjectivité, aliénation (2009) ; La privation de monde. Temps, espace et capital (2011). Le constat est ainsi bien analysé théoriquement : il y a une faillite de la communauté politique et une dégradation, voire une perte du sens social. Mais il n’est pas si facile pour un philosophe de sortir de l’impasse dans laquelle tombe l’intellectuel décliniste et éloigné du monde. C’est pourtant la prouesse effectuée par Fischbach et que nous observons dès les premières pages de son essai. L’auteur s’attaque à dégager positivement les dispositifs permettant à nouveau de croire au social, à refaire le social, sans jamais galvauder ce terme pourtant tombé largement dans les rets de la communication politique. 

 

Le mépris du social par une certaine tradition philosophique

 

Le premier travail auquel s’attèle l’auteur est de décrypter ce discours qu’entretient la tradition philosophique récente pour qui le problème vient toujours du social ou de la société, quand le salut viendrait du commun ou de la communauté, jugée plus naturelle, plus politique, donc plus noble : « on dira que l’adhésion à la communauté est libre et volontaire, tandis que le social est toujours de l’ordre du contraignant et du nécessaire ». L’ouvrage éclaire ainsi la pensée d’auteurs contemporains pour lesquels politique et social sont distincts.

Pour Miguel Abensour, par exemple, la politique n’est en aucun cas la dérivée du social, ni même de l’économie, du militaire ou du religieux. C’est plutôt « le politique qui institue le social » ou, pour le dire autrement, le politique est le schéma directeur, l’unificateur d’un social toujours divisé, inconsistant. Puis Fischbach montre que la position de Jacques Rancière semble s’opposer à celle d’Absensour en ce qu'il considère que l’essentiel serait plutôt de dégager ce qui est politique dans tout mouvement social, contre le maintien d'un partage entre ces deux domaines. Mais, continue l'auteur, Rancière rejoint Abensour en recréant une distinction entre le politique en tant que « principe égalisateur » et le politique au sens de la police qui institue les places et détermine les fonctions dans la société. Bref, il y aurait encore une pureté de la politique face aux méandres du social.

Le mépris du social, reconstitue l'auteur, a débuté avec ce qu’en dit Hannah Arendt dans La Condition de l’homme moderne. Pour la philosophe le jugement est sans appel : l’avènement du social signifie « l’effacement total de la différence même entre domaine public et privé, l’un et l’autre résorbé dans la sphère du social […] c’est le public devenu fonction du privé et le privé devenu la seule et unique préoccupation commune ». Nous y voilà. La victoire des sciences sociales, la mise en scène de l’individu travaillant et consommant, viennent signer la faillite de la politique, et il s’agit contre ce mouvement, de retrouver la sphère politique originelle, celle qui célèbre le commun. C’est, nous précise Fischbach, ce que tente Slavoj Zizek, pour qui le social est finalement un « problème » qui doit être traité, car il est toujours subordonné aux contraintes de l’économie ou aux pulsions privées des consommateurs, souillant par là une certaine noblesse du politique, même dans sa version la plus communiste comme pour Alain Badiou. 

 

Manifeste pour une pragmatique du social

 

Pour dépasser cette séparation entre politique et social, pour échapper au conflit entre institution du social par la politique ou contamination de celle-ci par celui-là, Fischbach propose de revenir aux textes de Marx afin de se rapprocher de ce qui, dans la pratique, favorise le bien-être à la fois individuel et collectif. Et cette pratique, contre toute attente, c’est encore le travail. Ce n'est toutefois pas une apologie de la société libérale que propose l'auteur lorsqu'il revient à la source du Capital en posant avec Marx que : « le mode de production moderne est un mode de production qui pousse la coordination et la coopération sociale bien plus loin que ne l’a fait aucun mode de production avant lui ». Il existe ainsi une dimension sociale du capitalisme qu’il s’agit de reconnaître, revaloriser et de récupérer. Car si le mode de production capitaliste avait mené au bonheur commun, nous n’aurions pas véritablement besoin d’un plan d’urgence contre le chômage en 2016, ni de toutes ces bonnes intentions sur la prévention des risques psychosociaux et autres harcèlements au travail.

En reprenant les textes de Marx, nous prenons conscience que les actions privées dans le capitalisme possèdent une grande portée sociale, mais que cette richesse potentielle est captée par la valeur donnée à la marchandise produite par les acteurs sociaux. Nous en sommes à un point de rupture où l’économie s’est développée en se désocialisant, c'est-à-dire en multipliant les règles abstraites entre les individus (méthode de gestion, théorie du management, priorité donnée à la rentabilité de l’entreprise) et en faisant de la marchandise un produit éloigné du geste du travailleur, physiquement (division des tâches, expertise, protocoles) et économiquement (valeur découplée de la matière première, prix fixé par spéculation abstraite). Pourtant, nous pouvons nous réapproprier le sens du travail en reconstruisant son sens coopératif, à savoir « mener à bien une œuvre en commun ». C’est un usage concret et social où le travail permet le passage de la simple association au commun.

 

Ce que socialisme et démocratie peuvent encore dire aujourd’hui

 

Repensons notre rapport au travail à l’heure du démantèlement règlementaire et des comparaisons incessantes avec nos voisins européens. La réflexion de Fischbach veut reconstruire le social avec des définitions claires. S’il existe un moyen de développer une véritable démocratie sociale, c’est notamment en pensant avec et contre le capitalisme car il permet une dynamique sociale puissante, des dispositifs bénéfiques de coopération, et les empêche de se développer en même temps. Au moment où la gauche perd ses repères entre socialisme et libéralisme, le philosophe donne de nouvelles clés pour s’engager. Le socialisme est bien cette « conception moderne de la société comme association d’égaux visant la maximisation de l’utilité pour tous et pour chacun ». Et pour le permettre, il faut déployer une véritable démocratie où chacun peut délibérer sur les conditions d’épanouissement. Cela ne peut se faire qu’à partir des individus et non seulement par telle ou telle politique d’État. Car les individus peuvent conduire leurs actions pour multiplier leur bonheur et, par-dessus le marché, celui de la communauté. L’État n’est plus forcément garant du bonheur public et peut se montrer antisocial. Pourtant le social est premier et le commun vient ensuite. En cela, la philosophie sociale est porteuse d'une puissance d’émancipation du citoyen

 

 

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