Entre cinéma et théâtre, Christiane Jatahy explore dans Les Trois Soeurs de Tchekhov un entre-deux qui réinvente le rapport au temps.

Vous sentez : vous êtes dans l'entre-deux. What if they went to Moscow ? vous a amené là, dans l'expérience singulière d'une création qui croise théâtre et cinéma et où le spectateur est partie prenante de la composition, voire même le lieu où celle-ci se réalise pleinement.

 

Bienvenue dans la maison des trois soeurs (celle du père décédé), à la soirée d'anniversaire d'Irina qui fête ses 20 ans. Dans cette version très contemporaine de la pièce de Tchekhov, Christiane Jatahy reprend l'objet de désir des trois soeurs : aller à Moscou, comme nouveau départ possible. C'est ce désir de changer qui tient alors le fil : « Jusqu'où va la fiction que nous créons ? ».

Irina, Maria (et non Macha) et Olga interrogent le spectateur dès le début de la pièce sur la difficulté à changer, à changer vraiment. À table, Maria  lance le « et si » (what if) : « Si on avait une seconde chance pour repartir à zéro, d’où on est mais avec les connaissances qu’on a. La première vie serait un brouillon, la nouvelle, un livre qu’on rendrait moins terne ». Une vie en deux temps qui résonne dans le dispositif même de cette création.  

 

En effet, le spectateur traverse une oeuvre en deux formats : une pièce de théâtre et un film, auxquels il assistera successivement (dans cet ordre ou inversement selon la couleur de la pastille collée sur son ticket) alors que les deux formes sont respectivement jouée et montée simultanément dans deux salles du même théâtre. Dès les premières minutes, le spectateur est convoqué dans sa dimension étymologique : qu'est-il en train de voir ? Quand les comédiens-personnages lui annoncent que « ceci n'est peut-être pas une pièce, peut-être pas un film non plus, un entre-deux. Deux espaces virtuels et réels à la fois. La ligne ténue du temps, le présent, que l'on va essayer de franchir ».

Sur la scène, des décors mobiles et des caméras tenus et disposés par les comédiens-personnages, un canapé installé frontalement à quelques dizaines de centimètres du premier rang quand une baignoire-aquarium tient le fond de scène. Tout bouge, les corps se retrouvent et se quittent en différents endroits. Invité à la fête, pris à témoin ou tenu à l'écart parfois, le spectateur se retrouve inquiété : où et quoi regarder quand il est possible de voir partout sur la scène ? Qui se tient sur le plateau tant les allées-et-venues sont nombreuses entre le comédien, le personnage et la personne « ordinaire » ? Ce qui se joue là se fait-il pour le théâtre ou assiste-t-on au tournage d'un film ? L'œil doit faire son chemin, composer les espaces et les temps dans cette narration qui ne perd jamais le fil.

 

Car le « ciné-théâtre » de Christiane Jatahy est avant tout un travail d'écriture : les dramaturgies scénique et cinématographique sont développées comme deux langages propres pour dire le réel. À la scène correspondent l'illusion panoptique du spectateur devant un champ ouvert où tout semble lui être donné frontalement, le regard possiblement buissonnier, la diversité des temps dans un même espace et, inversement, la diversité des espaces dans un même temps, la simultanéité, les lignes qui se tracent sur le plateau, la proximité, la chair et les os des comédiens. Inversement, sur la toile, le regard est guidé : un plan cadré essentiellement sur les visages (au plus large américain), le lien possible yeux dans les yeux (ceux de la comédienne dans les nôtres, à travers l'œil de la caméra), en gros plan des détails sur lesquels nous ne nous sommes pas attardés, des voix off, d'autres perspectives, du hors-scène, des ellipses, la succession donc presque juxtaposition des images par le montage, d'autres sons que ceux produits. Il s'agit là d'une véritable partition où les temps se conjuguent : la scène dans sa physicalité est le présent joué et le plus-que-présent dans le lien avec le public ; mais la scène filmée, bien que se déroulant simultanément, devient le passé adressé au futur, le public de la salle obscure. La performance des comédiennes et comédiens est à ce titre impressionnante. Entre maîtrise et lâcher, ils sont toujours là, à l'endroit, au moment, dans l'adresse au croisement de ce multiple tout en travaillant avec la matière du réel. Le présent restant alors toujours ce qui se passe.

 

Et le spectateur est celui qui passe, peut-être même celui qui dé-passe. Dans un sens comme dans l'autre. Dans l'enchaînement théâtre-cinéma, le spectateur doit, lors de la première partie, accepter de choisir dans tout ce qu'il voit, puis, dans le film, accepter de ne plus tout voir et de regarder les scènes avec la conscience d'un hors-champ, d'autant plus riche qu'agit le souvenir de la pièce précédemment vue. Dans l'enchaînement cinéma-théâtre, il tisse une intimité particulière avec les personnages qu'il lui faudra ensuite envisager autrement sur scène, dans les pleins et les vides du plateau et dans le rapport entre les choses, les êtres, le public lui-même.

Ce dispositif « super-structure » brille par son capacité à créer les conditions d'une réjouissante liberté : celle d'un présent – d'un « temps réel » – terriblement vivant, parce qu'incroyablement dense. Et cette densité tient à la mise en jeu de la multiplicité – celle des espaces possibles, des adresses, des points de vue, des intentions des personnages, des identités personnes-comédiens-personnages... La multiplicité déploie toutes les aspérités, les cavités, la porosité et la puissance du présent.

 

« Se réinventer dans l'entre-deux » du ciné-théâtre de Christiane Jatahy où « l'un est l'utopie de l'autre ». Le spectateur est peut-être ce non-lieu (« u-topos »), un topos extra-ordinaire, qui porte avec lui les traces d'un toujours-présent possible. Et comme les trois soeurs, vous répétez « nous ne serons plus jamais les mêmes »

 

What if they went to Moscow ? Au Théâtre de la Colline du 1er au 12 mars 2016

D’après Les Trois Soeurs de Anton Tchekhov

Adaptation, scénario et montage : Christiane Jatahy

Durée : 3h40 (2x 1h30 avec entracte de 40 minutes)

crédits photo : @Aline Macedo Milena Abreu