Deux mardis par mois, Nonfiction vous propose une Chronique uchronique. Aujourd'hui, et si un fragment de la comète de Halley s'était écrasé sur terre en 1066 ?


« Ils regardent l'étoile »... Sur la tapisserie de Bayeux, réalisée pour chanter l'exploit qu'est la conquête de l'Angleterre par Guillaume le Conquérant en 1066, on voit des personnages montrer du doigt une étoile : il s'agit de la comète de Halley. Fidèle à un cycle immuable, celle-ci passe tous les 76 ans au large de la Terre. En 1066, elle est mentionnée par plusieurs sources, d'un bout à l'autre du monde – à Byzance, Kékauménos, général byzantin à la retraite, en parle en disant que c'était un mauvais présage...imaginons un instant qu'un fragment de la comète se détache et tombe sur terre à la fin du XIe siècle. Ce n'est pas du tout impossible : cet événement s'est probablement produit en 536 ap. JC   . Mais cette fois, le fragment de comète est bien plus gros, mesurant environ 50 mètres de diamètre. Même si une large partie de l'objet, composé de glace, s'évapore durant sa traversée de l'atmosphère, il en reste encore une part importante lorsqu'il heurte le sol.

 

La fin de la chrétienté occidentale

Au printemps 1066, pendant que Guillaume, qui n'est alors que duc de Normandie, rallie des troupes pour battre son parjure de cousin Harold, ce débris s'écrase en Allemagne, non loin de Ulm. La catastrophe est terrible. Le débris creuse un cratère profond de plusieurs dizaines de mètres. Le choc même de l'impact équivaut à l'explosion de plusieurs bombes atomiques contemporaines, et toute la région est immédiatement détruite. D'immenses incendies ravagent les grandes forêts d'Allemagne ; des tremblements de terre se produisent, causant d'immenses dégâts d'un bout à l'autre de l'Occident. À Cologne, le jeune Henri, roi de Germanie, est tué dans l'effondrement de la cathédrale ; il ne sera jamais empereur. Les mouvements violents de la croûte terrestre provoquent des éruptions volcaniques : Palerme est entièrement détruite par l'explosion de l'Etna. Alors que les morts se chiffrent par centaines de milliers, l'Europe médiévale sombre dans le chaos. Un peu partout, la chute de la comète est interprétée comme un signe de la fin des temps, dans un contexte fortement marqué par des tensions eschatologiques. L'Église catholique se divise sur le sens à donner à l'événement, et des hérésies apparaissent et renforcent leur emprise sur les populations. Le pape Alexandre III est assassiné en 1069 ; plusieurs papes et anti-papes émergent aussitôt et la chrétienté naissante éclate. L'Europe du Nord, encore fort peu christianisée, retourne au paganisme : encore aujourd'hui, le culte des Ases – ces dieux nordiques, Odin, Thor, Balder, qui existaient avant les comics Marvel – reste solidement implanté dans toutes ces régions. Plus généralement, l'essor intellectuel et économique de l'Occident est tué dans l'œuf : pas de réforme grégorienne, pas de grands défrichements, pas de croisade...
 

Les conséquences sont aussi climatiques : l'immense quantité de poussière dégagée par le choc de la comète, et les cendres des éruptions volcaniques, plongent le monde dans une petite ère glaciaire. Ce changement frappe de plein fouet les régions septentrionales : les colonies vikings du Groenland et de l'Islande disparaissent, tout comme plusieurs tribus amérindiennes qui vivaient au nord du continent américain. Les grandes steppes eurasiatiques se vident de leurs populations : il n'y aura pas de Mongols. Même dans les régions plus tempérées, les hivers des années 1066-1075 sont particulièrement rudes, et les récoltes très mauvaises. S'ensuivent des famines, mais aussi des maladies : la peste ravage l'empire byzantin et la péninsule ibérique ; une épidémie inconnue dévaste les îles anglo-saxonnes. Tous ces éléments s'accumulent et contribuent aussi à déstabiliser les équilibres sociaux et politiques. Les Scandinaves sont ainsi poussés vers le sud à cause du refroidissement climatique, et ils se recentrent autour de la Normandie. En 1097, à la bataille de Rouen, une coalition de chefs scandinaves et de princes francs écrasent l'ost du roi des Francs Philippe Ier : le roi est tué sur le champ de bataille, ses deux fils et héritiers Louis et Philippe lors du sac de Paris qui suit. C'est la fin de la lignée capétienne, et le royaume de France disparaît avant même d'avoir existé.
 

Les nouveaux centres du monde

D'autres puissances tirent mieux leur épingle du jeu. Alors que l'empire seldjoukide est profondément déstabilisé par une série de récoltes désastreuses, les Fatimides d'Egypte en profitent pour reconquérir des territoires importants, et leur puissance, au milieu du XIIe siècle, s'étend de Al-Andalus jusqu'au nord de la Syrie. Plus que jamais grenier à blé du monde musulman, l'Égypte vend ses denrées alimentaires à prix d'or : les marchandises les plus précieuses affluent dans les ports égyptiens, ce qui nourrit un renouveau culturel et économique majeur. L'effondrement de l'Europe chrétienne conduit à un recentrement économique sur l'Océan Indien : les grandes républiques marchandes ne seront pas Gênes, Pise ou Venise, mais les ports de la péninsule arabique, Aden en tête. Les conséquences se font sentir à très long terme : le centre du monde se fixe pour plusieurs siècles sur les littoraux de l'Océan Indien.
 

Ou plutôt le centre d'un monde, car de l'autre côté de l'océan atlantique, les hivers rudes ont d'autres conséquences, se traduisant par de très abondantes précipitations pendant plus d'une génération. Ce changement climatique profite à la civilisation toltèque, qui connaissait alors des difficultés agricoles liées à la pénurie d'eau. Les pluies sont vues comme un cadeau des dieux, ce qui nourrit une idéologie conquérante poussant les Toltèques à s'étendre. Un grand empire toltèque se forme, occupant bientôt toute la Mésoamérique. Cet empire est d'autant plus dynamique que la religion se focalise sur Tlaloc, dieu de la pluie, et abandonne progressivement la pratique des sacrifices humains. Urbain, techniquement inventif – les Toltèques sont de très bons métallurgistes, ce qui leur permet de mettre en place de grands moulins à eaux, puis à vent – l'empire toltèque se tourne bientôt vers l'océan, puisque l'eau est devenue un symbole de richesse et de pouvoir.

Trois siècles plus tard, le monde a bien changé. Il y fait plus froid, on n'y entend plus les mêmes langues, on ne croit plus aux mêmes dieux. La population mondiale n'a pas encore retrouvé le même niveau qu'en 1066. L'empire fatimide a surmonté crises et guerres civiles et reste la plus grande puissance du temps, même si la réalité du pouvoir est désormais détenue par les esclaves soldats, les Mamelouks. La croissance démographique a à peine repris en Europe, le continent restant très divisé à la fois politiquement et religieusement. À l'est, la Chine s'est recentrée vers le sud, et fait actuellement la guerre à l'empire khmer pour le contrôle des terres fertiles du sud-est asiatique. L'Europe n'a pas connu les grandes déforestations : de larges parties du continent sont à peine peuplées, et une partie de la population a même préféré revenir à un mode de vie nomade, faute de pouvoir compter sur l'agriculture.
 

Au printemps 1354, d'étranges navires, vivement colorés, longent les côtes anglaises. Vêtus de plumes, les marins toltèques s'extasient sur ces terres nouvelles, si riches en matières premières et si peu peuplées. Et, la nuit tombée, loin de chez eux et à l'aube des temps nouveaux, ils regardent les étoiles

 

Pour revenir au vrai

Purdue University propose un site permettant de modéliser l'impact d'un corps céleste : http://www.purdue.edu/impactearth/

Davies Nigel, The Toltecs: Until the Fall of Tula, Norman, University of Oklahoma Press, 1977.

Jared DIAMOND, Effondrement : comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Paris, Gallimard, 2006.

Isabelle DRAELANTS, Eclipses, comètes, autres phénomènes célestes et tremblements de terre au Moyen Âge. Enquête sur six siècles d’historiographie dans les limites de la Belgique actuelle (600-1200), Louvain-la-Neuve, Travaux de la Faculté de Philosophie et Lettres de L’université Catholique de Louvain, XXXVIII, 1995.