L'ouvrage classique de Martha C. Nussbaum sur le bonheur et la fortune enfin traduit en français, trente ans après l'édition anglaise.

Voici enfin traduit, trente ans après sa première publication en anglais en 1985, l’ouvrage fondamental de Martha C. Nussbaum La fragilité du bien, dont il est à peine exagéré de dire qu’il a nourri la plupart des débats et des discussions dans le domaine des études classiques et, plus largement, de la philosophie morale, depuis plus de deux décennies. Il faut saluer de ce point de vue le remarquable travail de traduction fourni par Gérard Colonna d’Istria et Roland Frapet (lesquels ont bénéficié de la collaboration  de Jacques Dadet, Jean-Pierre Guillot et de Pierre Présumey), ainsi que l’effort éditorial consenti par les Editions de L’Eclat, grâce auxquels il nous est enfin possible de disposer de ce gros volume de plus 600 pages étincelant d’érudition, comportant un appareil de notes serrées de presque une centaine de pages. Dieu sait que l’attente aura été très longue pour nous autres, lecteurs francophones, mais le résultat est à la mesure de toutes nos espérances : la somme de Matha Nussbaum est impeccablement traduite et magnifiquement éditée.

Depuis la publication en français ces dernières années de toute une série d’ouvrages de Martha Nussbaum   , il n’est sans doute plus nécessaire de présenter cette figure majeure de la philosophie politique et morale américaine, qui enseigne le droit et l’éthique à l’université de Chicago. Paradoxalement, alors qu’elle doit une bonne partie de sa réputation internationale à La fragilité du bien, cet ouvrage n’aura été traduit que tardivement et après de nombreux autres, dont il détient pourtant la clé de la compréhension. Mais, ici comme toujours, à quelque chose malheur est bon : ce retard nous aura permis de bénéficier, dans l’édition française, de la Préface rédigée par Matha Nussbaum à l’occasion de la réédition de son livre en 2001, et d’une autre Préface encore plus récente, destinée à l’édition française, issue d’une conférence tenue en 2011 à la section de l’American Philosophical Association, dans laquelle l’auteure fait le point de manière très éclairante sur sa propre recherche, telle qu’elle s’est développée au cours des vingt-cinq dernières années.

De quoi est-il question dans La fragilité du bien ? Comme l’indique le sous-titre (Fortune et éthique dans la tragédie et la philosophie grecques), le thème principal est celui du rôle de l’homme exposé à la fortune (luck) dans la pensée éthique des poètes tragiques et des philosophes grecs, de Platon à Aristote. Il en va, autrement dit, de la brèche qui s’ouvre entre, d’une part, le fait d’être une personne bonne et vertueuse, et, d’autre part, le fait de réussir une vie florissante, c’est-à-dire une vie capable d’inclure une activité éminemment vertueuse. La fragilité du bien, dont il est question dans le titre, n’est pas du tout celle de la bonté du caractère, mais celle du bien humain, de ce que les Grecs appelaient eudaimon, c’est-à-dire le bonheur lui-même – l’idée selon laquelle les conditions du bonheur sont extrêmement fragiles dans la mesure où tout homme est exposé aux revers de fortune.

Il est pour le moins étrange que le mot même de bonheur dans plusieurs langues indo-européennes inclue dans son étymologie une référence à l’idée de chance : ainsi en est-il de l’heur en français (que l’on songe aussi aux expressions : par bonheur, au petit bonheur, heureux hasard, heureuse issue, avec bonheur, heureuse nature, etc.), de Glückseligkeit en allemand, de happiness en anglais (to happen signifiant ce qui arrive, et renvoyant donc à l’aléa), et d’eudaimon en grec (signifiant littéralement qu’un bon génie veille sur nous). Le bonheur est par excellence ce qui arrive, ce qui peut arriver et que tout le monde attend. L’insistance sur la composante de chance liée au bonheur signifie qu’il entre nécessairement dans la composition du bonheur  des éléments fortuits et aléatoires. Le bonheur est quelque chose qui nous échoit, quelque chose qui nous arrive, qui nous tombe dessus sans que l’on s’y attende. Le bonheur a beau être ce que tout le monde attend, il est ce qui arrive sans que l’on s’y attende parce qu’il ne dépend pas de nous.

Autrement dit encore, le bonheur est ce qui peut arriver si la chance nous sourit – la chance, c’est-à-dire, le hasard, la contingence, ce que les Anciens appelaient la fortune. Or le lien établi entre le bonheur et la fortune a quelque chose de paradoxal puisqu’il semble que le bonheur ne soit possible que si l’on est d’une certaine manière immunisé contre les revers de fortune. Il y a dans le bonheur une constance, une stabilité, qui semblent entrer en contradiction avec les fluctuations liées aux caprices de la fortune. Si le bonheur est ce qui nous vient du dehors, alors il semble qu’il faille en conclure que nous ne pourrons jamais être heureux car ce qui nous vient du dehors n’est en notre possession que de manière instable et fugitive. Il semble que la sagesse recommande au contraire de ne rien attendre qui nous vienne de l’extérieur, de ne rien remettre à la fortune. C’est d’ailleurs une définition classique de la sagesse que de la déterminer par la capacité à l’autarcie : « Le sage, écrit par exemple Sénèque, ne peut rien perdre : il a tout placé en lui-même, n’a rien remis à la fortune ; ses biens ne courent aucun risque, puisqu’il n’en connaît d’autre que la vertu, laquelle n’a rien à attendre du hasard et ne saurait, pour cette raison, ni croître ni s’amoindrir, car lorsqu’une chose est parvenue à son plus haut point de développement, il est impossible qu’elle augmente, et la fortune, d’autre part, n’ôte que ce qu’elle a donné » ((La constance du sage, V, 2).

On peut estimer que, touchant le point de savoir comment il convient de penser le lien établi entre le bonheur et les biens de fortune (tels que les dignités, les honneurs, les richesses, la beauté, etc.), deux positions distinctes ont été défendues dans l’histoire de la philosophie. D’un côté, se trouve l’école de ceux qui soutiennent la thèse selon laquelle, pour être heureux, il importe d’attacher un clou à la roue de la fortune, c’est-à-dire de trouver un moyen de fixer la fortune, de s’en rendre maître – par exemple, en n’attendant rien de ce qui nous vient de l’extérieur et qui peut nous être repris aussi facilement (easy come, easy go, disent les Anglo-Saxons). C’est cette morale qui nous recommande de faire contre mauvaise fortune, bon cœur, de ne pas se laisser abattre par les déceptions, les événements fâcheux, de traverser la vie d’un air serein en opposant sa tranquillité d’âme intérieure à l’agitation du monde extérieur. D’un autre côté, se trouve l’école de ceux qui tiennent à marquer l’importance de la possession des biens de fortune pour réunir les conditions du bonheur, et qui soulignent par exemple que s’il est vrai que l’argent ne fait pas le bonheur, il est non moins vrai qu’il y contribue en quelque mesure. L’homme heureux, dira-t-on alors, est, qu’on le veuille ou non, l’homme à qui la fortune a souri.

L’ouvrage de Martha Nussbaum est consacré à la présentation à l’élucidation de cette seconde thèse, telle notamment qu’elle a été défendue par les poètes tragiques et par Aristote, et des débats qu’elle a pu susciter à l’époque de la Grèce antique. Comme elle le montre de manière convaincante Aristote ne cesse d’indiquer que la capacité d’exercer la fonction de citoyen, les activités impliquées dans les différentes sortes d’amour et d’amitié, et même les activités associées aux vertus éthiques majeures (comme le courage, la justice, etc.), requièrent des conditions externes que la bonté de l’agent ne peut pas, à elle seule, garantir. Eliminer de telles conditions en supprimant purement et simplement ces activités de l’horizon d’une vie heureuse reviendrait à appauvrir considérablement l’existence. Il semble difficile de nier qu’une personne jetée en prison et torturée, qu’une personne frappée d’incapacité par une longue maladie qui l’a défigurée, qu’une femme violée par l’ennemi et réduite en esclavage, a été privée à tout le moins d’éléments essentiels pour un épanouissement humain. Si ces gens ne sont pas irrémédiablement malheureux, ils ne sauraient non plus avoir une vie tout à fait bonne avec le peu de chose dont ils disposent. Sauf à identifier la vie épanouie à un état vertueux du caractère ou avec certaines activités (en particulier la contemplation intellectuelle) que l’on supposera le moins dépendantes possibles des conditions externes, il est impossible de considérer que le bonheur peut être atteint, mais la question est alors de savoir si une conception aussi restrictive de l’épanouissement humain  ne voue pas les êtres humains à une vie si appauvrie qu’elle ne vaut même plus la peine d’être vécue.     

Si une vie complètement invulnérable aux coups du sort peut apparaître à juste titre comme terriblement appauvrie, cela ne signifie pas que nous devrions préférer des vies risquées à des vies plus stables, ou chercher à maximiser notre propre vulnérabilité comme si c’était un bien en soi. Comme l’écrit Matha Nussbaum : « Jusqu’à un certain point, la vulnérabilité est une condition de fond nécessaire de certains biens humains authentiques. Ainsi, toute personne qui aime un enfant se rend vulnérable, et pourtant l’amour des enfants est un bien authentique »((p. LI)). 


Il est évidemment impossible, dans les limites de ce compte rendu, de rendre justice à la grande subtilité des analyses de Martha Nussbaum, tout particulièrement dans les deux chapitres consacrés à la doctrine du bonheur d’Aristote   , qui constituent une contribution sans équivalent dans la littérature critique francophone. Ayant donné, dans une large mesure, l’impulsion en 1985 des études portant sur le rôle des émotions en éthique dans les textes des philosophes grecs, il est bien naturel que, ici ou là, les analyses de Martha Nussbaum aient quelque peu vieilli ou qu’elles aient été dépassées depuis par d’autres plus abouties ou plus approfondies (nous songeons notamment à la section dédiée à Platon, qui demande, nous semble-t-il, à être rectifiée à la lecture de l’étude d’Olivier Renaut, Platon, la méditation des émotions : l’éducation du thymos dans les Dialogues, Paris, Vrin, 2014).

Mais la somme de 1985 continue de dominer de haut tout ce qui a pu être publié sur ce sujet après coup, non seulement en raison de l’extraordinaire ampleur de la perspective adoptée par Nussbaum qui réserve une large place à l’examen des poètes tragiques en rappelant que « dans l’Athènes des Ve et VIe siècles avant J.-C. beaucoup voyaient dans les poètes tragiques la source essentielle des idées éthiques », à tel point que « les philosophes eux-mêmes se considéraient comme des concurrents, et non pas simplement comme des collègues d’un domaine voisin »   , mais encore en raison des implications politiques, dans l’œuvre ultérieure de Nussbaum elle-même, des analyses dont on trouvera ici les prémisses, sur lesquelles la Préface de l’édition de 2001 attire utilement l’attention. Si l’on admet en effet que les choses dotées de valeur sont plurielles et ne sont pas réductibles à une seule, si l'on reconnaît l’existence d’une pluralité de biens véritables et la nécessité d’une pluralité d’engagements dans l’action comme condition du bonheur, alors il en résulte qu’un conflit tragique doit demeurer au cœur d’un ordre politique comme une donnée indépassable. « Au cours des années, écrit Martha Nussbaum, j’ai souligné de plus en plus l’importance du respect que l’on doit porter au pluralisme et l’importance des désaccords qui portent sur le sens de la vie et de sa valeur ultime. En m’écartant délibérément de la pensée d’Aristote, qui croyait assurément que la politique devait encourager le fonctionnement de la cité en accord avec une compréhension unique et complète de la vie bonne, je soutiens que la politique devrait se limiter à promouvoir des capabilités qui ne sont pas encore en acte, afin d’élargir la possibilité de choisir de poursuivre ou non une fonction donnée »   . C’est dans La fragilité du bien que l’on trouvera la toute première formulation de cette thèse centrale, qui a permis à son auteure de s’imposer comme l’une des théoriciennes contemporaines majeures du politique