Dans « Les derniers jours de Drieu La Rochelle », Aude Terray retrace les dernières déambulations d’un homme hanté par ses choix, ses incertitudes mais aussi par les femmes qui ont traversé sa vie. Drieu La Rochelle, c’est d’abord l’histoire d’une trajectoire, d’un parcours erratique et d’un destin brisé par le sentiment de ne jamais être à sa place. 

 

 

Nonfiction.fr : Comprendre les derniers jours de Drieu La Rochelle impose de mettre en perspective cette ultime période avec le reste de sa vie. Vous rappelez à ce titre le traumatisme qu’a été pour l’écrivain la première Guerre Mondiale. Quelle place a occupé cette expérience dans le déroulement de sa vie?

 

Aude Terray : Pierre Drieu la Rochelle a été un soldat courageux pendant quatre ans au front. Âgé de 19 ans au début de la guerre, il a été blessé à plusieurs reprises. À Charleroi en août 1914, son ami André Jéramec, l'ancien camarade de Sciences Po meurt en pantalon rouge sous la mitraille allemande, ils sont à quelques mètres. Drieu décrit dans ses livres son expérience intime de la guerre. Si face à l'éventualité de sa propre mort le jeune homme se sent enfin vivant, il honnit la guerre moderne et industrielle qui anéantit les valeurs chevaleresques et le courage individuel.

 

Pierre Drieu la Rochelle est un « intranquille » de son siècle qui n'est jamais tout à fait sorti des tranchées. Il fait partie de la génération inquiète, marquée dans sa chair et son âme, qui a sacrifié sa jeunesse et ne se reconnaîtra pas dans le nouveau monde. Il rentre de ces quatre années de guerre, profondément pacifiste et européen. Ses premiers essais Mesure de la France (1922) et Le Jeune européen (1927) portent ses convictions.

 

Nonfiction.fr : Difficile de tracer les contours de ce destin marqué par plusieurs engagements a priori contradictoires : des décades de Pontigny  à l’aventure surréaliste, de l’engagement européen à la conversion fasciste des années 30, de l’anticommunisme viscéral au collaborationnisme intellectuel, Drieu La Rochelle semble échapper aux catégorisations simplistes. Au regard de sa vie, il n’est pas évident de trouver la trace d’un engagement politique durable. Quelle place a occupé l’idéologie dans la trajectoire de Drieu ?

 

AT : Pierre Drieu la Rochelle est une personnalité complexe et fluide. Son obsession de la décadence de la France et de la crise de la civilisation européenne s'accompagne de la recherche d'un modèle idéal et régénérateur. Il oscille. Il se détache assez vite du nationalisme monarchique maurassien, devient un dandy désabusé, fréquente un temps les surréalistes  avant de se rapprocher du radical Bertrand de Jouvenel et de collaborer au début des années 30 à Marianne, l'hebdomadaire de gauche modérée dirigé par son ami Emmanuel Berl ; il fait également partie des intellectuels qui participent aux décades de Pontigny.

 

À partir de 1934, marqué par les évènements du 6 février 1934 auxquels il n'a pas participé et par la crise économique qui commence à toucher sévèrement la France, il précise sa pensée. Il pourfend le libéralisme économique, la démocratie parlementaire et le rationalisme scientifique, responsables à ses yeux de tous les maux de la France, et il rêve désormais d'un Etat corseté, d'une société organisée, d'un esprit collectif fort et d'un chef viril et charismatique. Il s'intéresse à l'expérience de l'URSS qui ne le convainc  pas. C'est en 1936 qu'il se décide pour le fascisme en adhérant au Parti Populaire Français fondé par Jacques Doriot, l'ancien maire de Saint-Denis transfuge du parti communiste. Pendant  deux ans et demi, Drieu, enthousiaste, joue l'intellectuel  du PPF, il écrit de nombreux articles dans son organe L'émancipation Nationale ainsi qu'une hagiographie de Doriot. En septembre 1938, Drieu prend une position farouchement antimunichoise, ce qui peut étonner de la part de l'ancien pacifiste, il publie une lettre ouverte courageuse et lucide dans le contexte de l'époque à Edouard Daladier le président du Conseil « Vous êtes revenu de Munich couvert de notre honte » et s'oppose indigné à Doriot qui se rallie au lâche soulagement général. Drieu qui est depuis son adolescence anglomane, s'inquiète de la faiblesse de l'Angleterre et de l'impérialisme nazi. Il démissionne du PPF en janvier 1939. 

 

Pierre Drieu la Rochelle qui avait beaucoup d'amis juifs et dont la première épouse est juive, bascule tardivement dans l'antisémitisme déclaré, à la fin des années 30 (notamment  avec un article « À propos du racisme » en 1938 et le roman antisémite Gilles en 1939). Il faut d'ailleurs noter que personne ne s'offusque alors de ses propos.  En 1940, il est l'ami du francophile Otto Abetz, l'ambassadeur d'Allemagne à Paris et il croit en un nazisme modernisateur et fédérateur des peuples européens et au relèvement de la France dans une Europe forte. Sa vision constante certes mais dévoyée de l'Europe l'engage dans la collaboration. 

 

Il y aura d'ultimes revirements. Dès décembre 1941, Drieu doute de la victoire allemande et critique Hitler comme chef de guerre. Son bilan est amer : les nazis ne sont porteurs d'aucune vision sociale ni européenne. Malgré ce constat lucide, il fait son retour (qui sera éclair) au PPF en novembre 1942 avant de s'enthousiasmer à partir de 1944 pour Staline, son nouveau héros. Au cours de la parenthèse forcée des huit derniers mois, Drieu ressasse contre sa faiblesse, son caractère féminin, se traite d'inverti. Une fragilité qu'il rend responsable de ses errements idéologiques et de sa fascination pour la force qu'ont incarné à ses yeux Hitler puis Staline.

 

 

Nonfiction.fr : Comment Drieu La Rochelle a-t-il vécu le voyage d’octobre 1941 en compagnie de la fine fleur de l’intelligentsia littéraire française (Chardonne, Brasillach, Bonnard, Fraigneau, Jouhandeau) ?

 

AT : Le 16 octobre 1941, Drieu se rend en visite officielle en Allemagne pour le Congrès des Ecrivains Français à Weimar. Drieu le misanthrope n'a pas participé au tour d'Allemagne en train capitonné et bien chauffé organisé pour la délégation française des écrivains français. Il se contente de la version courte du voyage, quelques jours à Weimar pour écouter Joseph Goebbels, le ministre du Reich de l'Éducation du Peuple et de la Propagande annoncer la création de l'Association européenne des écrivains et pour rendre visite au sculpteur Arno Breker. A Weimar, Drieu s'exaspère de ses confrères, il domine de sa longue silhouette nonchalante le petit groupe de Français. Il fuit Ramon Fernandez très en verve et porté sur l'alcool mais également Robert Brasillach avec lequel il est en froid et Jacques Chardonne si soucieux de ne pas déplaire à ses hôtes. Il méprise Marcel Jouhandeau sous le charme des jeunes lieutenants allemands, mais aussi Abel Bonnard « la Gestapette » de l'Académie française et André Fraigneau en pâmoison à la représentation berlinoise du Faust de Goethe.

 

Drieu la Rochelle participera le 22 octobre 1942 au second voyage en Allemagne pour le Congrès des écrivains européens. La délégation française est moins fournie qu'en 1941, les prudents déclinent l'invitation. Il y a Georges Blond, Jacques Chardonne, André Fraigneau, André Thérive. Drieu n'a pas voulu se dérober, il y voit une question d'honneur et de fidélité. Les deux voyages en Allemagne seront très reprochés à l'épuration. C'est même un motif d'arrestation.

 

 

Nonfiction.fr : Vous revenez longuement sur l’inertie de Drieu La Rochelle à la Libération de Paris. Dans ces circonstances, il se coupe du monde, s’enferme dans un monde intérieur et rompt avec ses amis de l’époque. Pour Drieu, fuir c’est le déshonneur. C’est pourquoi il va se réfugier dans l’exil domestique. Vous décrivez alors un moment d’impuissance, de décrépitude et de désolation. Est-ce la Libération qui a accéléré ses pulsions de mort ? De plus, on peut s’interroger sur un autre point : pourquoi Drieu La Rochelle n’a pas fait partie de la caravane d’écrivains et d’intellectuels en direction de Sigmaringen ?

 

AT : En 1943, en voyage en Suisse, il refuse d'écouter son ami Bertrand de Jouvenel qui lui conseille de faire comme lui et de profiter du bon air de la montagne en attendant la fin de la guerre puis le retour au calme. Drieu décide de rentrer à Paris avec une promesse faite à lui-même : lorsque les troupes alliés, les nouveaux vainqueurs arriveront à Paris, il paiera et se donnera la mort. Il ne retournera pas sa veste, ne fuira pas, ne se cachera pas, ne se laissera pas prendre, c'est pour lui une question de dignité et d'honneur. Ce personnage à l'identité fluide veut étrangement rester fidèle à lui-même, au dernier Drieu, au Drieu collaborateur.

 

Et pourtant, il aurait pu en 1945 encore croire à son avenir, se refaire une virginité politique lui qui était l'ami d'André Malraux, d'Emmanuel d'Astier de la Vigerie et de Jean Paulhan, se convertir au stalinisme, faire valoir qu'il avait obtenu de la part de ses connaissances allemandes la neutralité bienveillante à l'égard de ses anciens amis qui se cachaient sous l'Occupation (Aragon, Berl, Malraux)... En 1944-1945,  Drieu la Rochelle méprise les écrivains compromis sous la Collaboration qui fuient en Allemagne pour sauver leur peau. Il méprise également ceux qui, arrêtés et face à un jury, n'ont pas le courage de leurs idées et se défaussent sur les autres pour éviter le poteau d'exécution...

 

Mais contrairement à ses rêves d'honneur et après deux tentatives à la mi-août 1944, Drieu est convalescent et erre de cachettes en cachettes à la campagne et à Paris, protégé par un petit groupe de proches, sa première épouse juive et quelques amis résistants qui savent garder le silence. Tout est fait pour lui éviter l'arrestation et le procès. Au cours de ces huit mois de face à lui-même et à l'Histoire, une parenthèse forcée, un étrange huis clos, dans la solitude et le désarroi, Drieu ne sait plus qui il est ni où il en est. La mort rôde mais il n'est plus aussi certain de vouloir rencontrer le néant, il s'en veut d'avoir perdu ses certitudes du 11 août.

 

 

Nonfiction.fr : L’amitié fidèle que lui porte Jean Paulhan est étonnante. Ancien directeur de la NRF, personne mieux que lui n’incarne l’esprit qui a habité la revue pendant l’entre deux guerres. Comment expliquez-vous cette amitié ? Surtout lorsque l’on sait que c’est Drieu lui-même qui a repris les commandes de la NRF pendant l’occupation.

 

AT : L'amitié qui lie Jean Paulhan à Pierre Drieu la Rochelle peut surprendre. Et les relations n'ont jamais été simples entre les deux hommes. Jean Paulhan est l'ancien directeur de la NRF, la prestigieuse revue littéraire de la maison Gallimard. Il a su dans les années 30 s'entourer des plus belles plumes et des plus grands noms de la critique littéraire. En juin 1940, Paulhan suspend la NRF et s'engage dans un des premiers groupes de résistance, le réseau du musée de l'Homme. Drieu La Rochelle reproche depuis un certain temps à Jean Paulhan certaines critiques de la NRF qui ne lui ont  pas été favorables, il lui en veut d'avoir refusé de pré-publier la seconde partie de Gilles en 1939 et accuse le directeur de la NRF d'ouvrir ses colonnes aux communistes, Aragon et Elsa Triolet. C'est la rupture en mai 1940.

 

En décembre 1940, Drieu convainc Otto Abetz, l'ambassadeur d'Allemagne à Paris de republier la NRF. L'heure est à la revanche, Drieu devient le directeur de la NRF et il demande à Jean Paulhan de devenir son co-directeur. Paulhan, outré par les décrets antisémites d'octobre 1940,  refuse tout en chapeautant La Pléiade. Les bureaux des deux hommes  sont mitoyens. La direction de la NRF est compliquée pour Drieu, les grandes figures, Gide, Malraux, Mauriac, Paul Valéry, Paul Eluard refusent de publier sous la botte nazie.

 

Paulhan est en résistance mais il va tenter d'aider Drieu à maintenir la NRF. Enigmatique et secret, Paulhan est avant tout un esprit libre. Et il a une dette envers Drieu. C'est en effet Drieu qui le sortira des geôles de la Gestapo en mai 1941. Paulhan rendra visite à Drieu après son suicide raté d'août 1944 à l'Hôpital américain de Neuilly. Ils se serreront la main pour la dernière fois. 

 

Jean Paulhan fera partie des écrivains résistants au côté de François Mauriac qui, à la Libération, s'opposeront aux dérives totalitaires et moralistes de l'épuration et il plaidera le droit à l'erreur. L'irréprochable résistant Jean Paulhan écrira le 9 septembre 1944 dans Le Figaro un papier courageux dans le contexte vengeur de l'époque et qui touchera beaucoup le proscrit dans sa campagne, il révèle qu'il a échappé à la Gestapo grâce à l'ami Drieu.

 

 

Nonfiction.fr : Le 4 septembre 1944 se tient la première séance plénière du Comité national des écrivains. Ce tribunal des lettres appelle à poursuivre les écrivains qui ont collaboré avec l’occupant allemand. Douze écrivains sont dans leur viseur, dont Drieu La Rochelle, tous accusés d’intelligence avec l’ennemi. Comment ce dernier a-t-il perçu cette mise en accusation ?

 

AT : Depuis des mois, Pierre Drieu la Rochelle reçoit des menaces de mort, des petits cercueils et son nom figure sur la liste des écrivains bannis par la Résistance. Il sait qu'il va devoir payer. Pour Drieu la Rochelle, l'intellectuel doit s'engager, il doit être capable de prendre des risques, de tenter des voies inexplorées. Le fourvoyé assume son erreur. Il considère qu'il s'est trompé mais qu'il n'a pas trahi, qu'il a serré la main des nazis dans l'intérêt de la France. De son point de vue, c'est l'Histoire qui l'a rendu coupable, il n'a fait que se tromper de camp.

 

Drieu la Rochelle refuse le procès des hommes, il ne reconnaît aucune légitimité à ceux qui le jugeraient. Il estime n'avoir aucun compte à rendre et refuse  d'avoir à se justifier. Il écrit dans L'Exorde son jugement fictif: « Oui j'ai été d'intelligence avec l'ennemi. J'ai apporté l'intelligence française à l'ennemi. Ce n'est pas ma faute si cet ennemi n'a pas été intelligent ». Pour Drieu, rares sont les écrivains résistants du CNE qui ont réellement fait preuve de courage. La plupart se sont mis en retrait sous l'Occupation et ne signaient pas leurs articles dans les journaux clandestins. Le seul écrivain résistant qu'il admire est son ami André Malraux qui a pris les armes, alias le colonel Berger à la tête de sa brigade Alsace-Lorraine. Lui a risqué sa vie et a galvanisé ses troupes.

 

Nonfiction.fr : Autre piste que vous explorez, l’amitié ambiguë que Drieu a entretenue avec Louis Aragon. Pendant la Libération, Aragon va être le secrétaire général du Comité national des écrivains. Entre les deux hommes se joue une rivalité empreinte de jalousie et de ressentiment. Quel est l’état de leur relation lors de cette dernière année ?  

 

AT : Louis Aragon est le tout-puissant secrétaire général du Comité National des Ecrivains. Poète de la Résistance et communiste triomphateur de la Libération avec sa femme Elsa Triolet, Aragon est intransigeant dans la poursuite des écrivains compromis. Le sort de Drieu est en 1944-45 entre ses mains. Ils ont été les meilleurs amis de jeunesse dans les années 20 et ne l'ont pas oublié. Ils se sont brouillés en 1925 pour des raisons politiques, intellectuelles et sentimentales et deviendront des ennemis intimes. A la Libération, ils ne se rencontreront pas mais c'est à Aragon que Drieu pense quelques jours avant son premier suicide. Le 9 août, il écrit dans son journal : « Je l'ai admiré, je l'admire encore (...) » et Aragon de son côté est persuadé que Drieu a passé ses derniers jours de mars 1945 à le lire et qu'il s'est reconnu dans le héros de son roman Aurélien qui multiplie les conquêtes, erre dans Paris, incapable de se choisir un avenir. Dans ce livre Aragon lui a offert son double. Un cadeau d'adieu ?  Espère-t-il que Drieu se retire de la scène pour ne pas avoir à se salir les mains ?

 

 

Nonfiction.fr :  Les chiens de pailles est le dernier roman achevé de Drieu La Rochelle. Il  met aux prises plusieurs personnages marqués par des engagements politiques antagonistes : gaullistes, communistes et collaborateurs s’affrontent autour d’un dépôt d’armes clandestin. Cet ouvrage est aussi l’occasion pour l’auteur de développer une réflexion sur la figure de Judas. Quel sens donnez-vous à cette invocation biblique ?

 

AT : Judas est celui  qui par sa trahison et son suicide permet l'accomplissement de l'Histoire.  La figure de Judas hante depuis longtemps Pierre Drieu la Rochelle, sans doute y voit-il  son miroir valorisant, l'apologie et la justification de son destin choisi de fourvoyé.

 

 

Nonfiction.fr : Dans Les mémoires de Dirk Raspe, son dernier roman inachevé, Pierre Drieu La Rochelle mêle des éléments de sa vie à celle du peintre Vincent Van Gogh. Comment interpréter le choix d’un tel sujet?

 

AT : En octobre 1944, dans sa campagne, Drieu la Rochelle va mieux. Il se remet à écrire un nouveau roman. La vie imaginaire de Van Gogh, sous le nom de Les Mémoires de Dirk Raspe. Il y songe depuis longtemps. Van Gogh est son frère suicidé. Comme Judas. Dirk Raspe et Drieu la Rochelle portent les mêmes initiales. La vie du peintre se fond dans la sienne, la biographie se transforme en autobiographie, rédigée à la première personne, l' « auto-héros » revient sur ses amours  anglomanes, explore les questions sur la dépendance aux femmes et à la sexualité, décrit ses tiraillements entre la spiritualité et l'art. Drieu espère que ce sera son plus grand livre. Mais il se lasse dès la mi-décembre, qui le lira ? Fin janvier, il laisse son roman inachevé au fond d'un tiroir et n'écrit plus. Les quatre premières parties sur les sept prévues seront publiées de manière posthume en 1966. 

 

Drieu s'est rêvé peintre un moment ; il a arpenté le Louvre dans les années 20 avec ses amis et ses maîtresses. Un tableau l'a fasciné le Gilles de Watteau qui campe dans un clair-obscur un jeune Pierrot énigmatique dans lequel il s'est reconnu. Beaucoup de ses héros et lui-même pour signer ses courriers à ses intimes s'appellent Gilles (ou Gille).

 

Nonfiction.fr : Pierre Drieu La Rochelle vécut toute son existence, dites-vous, dans un rapport de dépendance aux femmes. De Colette Jéramec, sa première femme, à Beloukia, l’une de ses dernières amantes, l’auteur de Rêveuse bourgeoisie  ne semble jamais avoir été en mesure de s’affranchir de cette quasi-addiction. Quelles sont les femmes qui vont accompagner sa fin de vie ?  

 

AT : Drieu est un séducteur aux conquêtes multiples avec un goût prononcé pour les femmes riches (la mécène et femme de lettres argentine Victoria Ocampo, Christiane Renault l'épouse de l'industriel Louis Renault). Il s'est marié deux fois, avec sa « numéro 1 » selon ses propres termes, Colette Jéramec, et sa « numéro 2 », Olésia. Il a également multiplié les conquêtes. Éternel insatisfait d'alcôve en alcôve, il a été un amant décevant qui fuyait avant de lasser et fréquentait les bordels avec son ami Emmanuel Berl.

 

Malgré les séparations et les divorces, ses femmes sont d'une grande tendresse. Colette Jéramec avec qui il a divorcé en 1921 a toujours été là, persuadé de son talent d'écrivain, elle a bouclé ses fins de mois, écouté ses confidences, calmé ses inquiétudes d'hypocondriaque. C'est sans doute elle qui le connaît le mieux, elle n'est pas dupe, devine ses noirceurs et ses sinuosités. En 1943, Colette qui est juive et résistante est arrêtée avec ses deux enfants et Drieu grâce à ses amitiés allemandes les sauve de la déportation. En 1945, c'est Colette qui prend en charge toute l'organisation des cachettes, secondée par une ronde de femmes. Elles accompagneront Drieu fidèlement au cours de ses huit mois d'errance ; il faut citer les deux soeurs, Olésia sa seconde épouse et Kizsia, la maîtresse depuis quelques mois, mais aussi Suzanne Tézenas, la fidèle et intellectuelle confidente, Noel Murphy l'amie américaine qui accepte de l'héberger quelques semaines et Gabrielle la bonne. Sans oublier l'absente qui occupe les pensées de Drieu, son grand amour, Beloukia, la sensuelle Christiane Renault, l'épouse du richissime industriel Louis Renault qui, arrêté pour fait de collaboration, meurt en prison. Elle ne rendra pas visite à l'amant en cavale.

 

 

Nonfiction.fr : Vous insistez sur le fait que Drieu La Rochelle a toujours fait preuve d’une grande lucidité. A-t-il eu le sentiment d’avoir trahi ? A-t-il pris conscience d’avoir peut-être fait de mauvais choix ?

 

AT : Pour Pierre Drieu la Rochelle, le devoir de l'intellectuel étant de s'engager, il n'estime pas avoir trahi. Il considère qu'il s'est trompé, qu'il a fait le mauvais choix, qu'il a tiré les mauvaises cartes. Mais s'il assume son erreur politique, il ne semble pas mesurer sa faute morale. Au bout de ses mots d'intellectuel était l'innommable. Il ne connaîtra pas le retour des déportés squelettiques ni les révélations sur les camps nazis. Une question reste ouverte : aurait-il été décillé ? Aurait-il fait le lien entre ses errements idéologiques et l'horreur des camps ? 

 

 

Nonfiction.fr : Après deux tentatives ratées, Drieu La Rochelle met fin à ses jours le 15 mars 1945. Cette fois, les médicaments auront raison de lui. Ce geste désespéré fait écho au suicide au pistolet d’Alain, le personnage principal d’un des romans les plus célèbres de Drieu, Le Feu follet. Faut-il voir dans ce suicide une fuite qui lui permettrait d’accéder à l’immortalité ?

 

AT : Le premier suicide de Drieu le 11 août 1944 est un suicide d'honneur en pleine maîtrise de soi et un suicide esthétique dans son appartement de l'avenue de Breteuil au milieu de ses livres et en admirant le ciel étoilé. Au bout de huit mois d'errance, c'est un orgueilleux traqué qui ne se rate pas dans son petit appartement de la rue Saint Ferdinand au-dessus d'un entrepôt de fruits et légumes. Le misanthrope ne supporte plus la solitude, l'écrivain collaborateur a été bouleversé par la condamnation à mort et l'exécution de Brasillach, l'homme ne croit plus en son avenir et déteste le monde nouveau.

 

Avec ce suicide réussi, Drieu gagne son ticket pour l'immortalité et devient le fantôme embarrassant de la littérature française, certains lui attribuent le statut de victime expiatoire, il aurait blanchi les écrivains compromis qui pourront dans quelques années regagner la France. Après Brasillach le fusillé et Drieu le suicidé, plus aucun écrivain français ne paiera de son sang sa faute.

 

Les derniers jours de Drieu la Rochelle

Aude Terray

20 Janvier 2016

Éd. Grasset

240 pages, 18 euros