Après 45 ans de mariage, le spectre d’une amante disparue s’immisce entre les vieux époux. Adapté d’une nouvelle de David Constantine intitulée Another Country, le film dissèque les rouages d’une jalousie à contretemps.

 

Dans 45 ans, les vieux époux miment encore la tendresse mais les étreintes ne durent pas plus d’une minute désormais. Des milliers de nuits partagées et une ombre révélée, probablement la dernière et la plus accablante : Geoff a aimé une femme avant Kate, c’était presque dans une autre vie.  Conséquence du dérèglement climatique, les neiges ont fondu, quelque part dans les Alpes Suisses, dévoilant le corps de Katia. Pièce à charge du procès fait à une époque amère, la problématique environnementale est donc contingente aux enjeux sentimentaux, le fantôme de Katia devenant aussi celui d’un temps où les glaciers ne reculaient pas aussi vite. 45 ans de réchauffement climatique ont également entraîné dans leurs sillons de glaces fondus les promesses d’avenir et l’insouciance de la jeunesse. Geoff ne gravira plus de sommets enneigés ; d’ailleurs, depuis son pontage, une simple promenade dans la campagne anglaise est devenue une expédition insurmontable. C’est l’heure sombre des bilans, et du constat d’un universel désenchantement : les saisons s’emballent, les corps se délabrent et la politique ne donne plus rien. A contrario, dans son linceul de glace, Katia est restée l’amante éternelle. Sans rides. Sans rien d’altéré. Elle incarne une jeunesse idéale qui n’a pas eu le temps de s’abimer à coup de contingences pragmatiques et d’incompréhensions. Kate et Geoff ont vieilli, eux. Ils doivent vivre avec la chair fragile et un monde plus vraiment conformes à leurs rêves, ainsi qu’en témoigne l’amertume de Geoff lors de la fête des anciens (devant ses collègues qui ne parlent plus politique mais ukulélé, golf et vacances à Algarve). A-t-on encore le droit de rêver à plus de soixante-dix ans ? A l’heure où les choix se muent en contraintes, le passé revient avec son insoluble cortège de « et si… », jetant une ombre sur toutes les décisions, légères ou cruciales, prises par le couple durant son existence. Dans une société qui a peur d’aller plus loin que l’adolescence, le film effleure le tabou de la vieillesse. Au niveau sonore, l’omniprésence du vent imprègne les corps en hiver, les enveloppe dans une solitude glacée. L’absence de musique additionnelle exacerbe l’intensité des bruits, empêchant toute forme d’évasion. Le souvenir de Katia et de l’insouciance passée renvoie les personnages à leurs propres frustrations. Les années passent en accumulant les impossibilités : Geoff a du mal à marcher maintenant et son cœur charrie difficilement le sang dans ses veines. L’avenir se rétrécit, ainsi qu’en témoignent les cartons qui, égrenant les jours de la semaine, scandent la mise en scène. Constat glacé : il est trop tard pour les grandes décisions, les choix déterminants. C’est ainsi qu’Andrew Haigh met en scène la part d’ombre d’une société fascinée par la vitesse et l’ébullition de la jeunesse. Il dialogue ainsi avec un courant du cinéma contemporain qui, des Délices de Tokyo à Madre Mia, s’attache à explorer les rives à la fois sombres et lumineuses de la vieillesse.