Suite à leur restauration par la société de production du réalisateur, Arte rediffuse Z (1969) et L’aveu (1970) de Costa-Gavras, deux films devenus rares sur les grands et petits écrans. Cet article propose une analyse du second.

 

 

L’histoire à l’épreuve d’un procès

 

Adapté du récit autobiographique d'Arthur London et sorti en 1970, le film montre les mécanismes politiques d'un faux procès soviétique, le protagoniste étant contraint d'avouer sous la torture des crimes inventés, dans le but de justifier « aux yeux de tous » une épuration administrative.

L'incertitude quant au lieu et à la date de l'action, le choix de comédiens français (Montand, Signoret, Bouise) pour interpréter des personnages "étrangers", et la précision avec laquelle Jorge Semprun, le scénariste, articule des éléments de réflexion historiques et politiques sur ce pays communiste, au moyen des dialogues et d'images d'archives, provoquent un sentiment de familiarité et d'étrangeté, positionnant le film au seuil entre l'historiographie et la science-fiction.

La construction narrative du film et le rôle puissant attribué au montage participent de cette étrangeté. Le film ré-agence les faits suivant le double mécanisme de la mémoire d'un homme - élaboration d'un récit cohérent (conscient) et surgissement intempestifs de souvenirs (inconscient) - et, au sein même de ce récit, éprouve de nouveau (mémoire) et réfléchit (histoire) les mécanismes du pouvoir et de la torture. Ainsi, par les moyens d'expression spécifiques du cinéma, le film réussit à rendre compte globalement des mécanismes de la mémoire du personnage (le film se construisant comme le récit de ses souvenirs plusieurs années après les faits) et à faire éprouver ponctuellement, c’est-à-dire à l’échelle d’une ou de plusieurs séquences, les mécanismes et les effets de la torture sur sa conscience.

Le film s’ouvre par une course poursuite, le protagoniste étant surveillé par des agents, puis suivi par une voiture noire. A cette occasion, plusieurs plans, rapides et décadrés, adoptent son point de vue subjectif, prenant la forme d’un réflexe perceptif conscient, signifiant à la fois la crainte du personnage, sa maîtrise et sa connaissance de ce type de situation. Cette prise en charge de sa subjectivité se manifeste ensuite par une série de flashbacks. Alors qu’il vient d’être arrêté et accusé de faits qu’on ne lui expose pas mais qu’on lui demande d’avouer (à la manière d’un roman de Kafka – « AVOUER » !), l’homme tente de trouver à qui il a pu faire du tort et, prêt à faire son autocritique, tente de se souvenir de ce qu’on peut lui reprocher. Parallèlement à ces flashbacks, une série d’images d’archives, en noir et blanc, surgissent, sans explication, de manière intempestive et rapide – à saisir au vol – au sein de la continuité du récit.

Enfin, nous assistons plus tard à une série de scènes où le personnage est questionné par des amis sur son arrestation, lors d’un repas dans le sud de la France. Nous comprenons alors que le film que nous avons commencé à voir est le récit que le personnage pourrait faire à ses amis, bien qu’il commence par le refuser. Une distance réflexive et pleinement historienne se crée ainsi entre l’ici/maintenant du repas en France et le là-bas/jadis du procès en Union Soviétique. Le film apparaît alors comme l’adaptation du livre que cet homme n’a pas encore écrit. En ce sens, les images d’archives interviennent à la fois comme une matière d’image donnant accès à une sorte de mémoire spontanée du personnage, et comme un acte militant du couple Semprun-Gavras.

En effet, citant aussi bien le procès américain des anarchistes Sacco et Vanzetti (les années 20), la résistance à la guerre d'Espagne (1936), la résistance communiste sous l'occupation nazie (1939-1945), la « reconversion » des cadres administratifs collaborateurs après la défaite du IIIe Reich (1945), le procès du hongrois Lazlo Rajk (1949), ou encore l'entrée des chars soviétiques en Tchécoslovaquie afin d'écraser le Printemps de Prague (1968, convoquant lui-même le souvenir de l'insurrection de Budapest en 1956), le scénariste et le cinéaste semblent composer une méditation sur l’histoire, en proposant une relecture du Grand Récit communiste d’autrefois.

Ce faisant, ils jouent (de manière sérieuse) avec le spectateur, déployant toutes les ruses que le récit filmique rend possible pour mettre en œuvre des pièges et des énigmes que le spectateur est invité à déjouer. En focalisant le récit sur le temps de l’« aveu », inextricablement lié au temps de la torture, les auteurs tentent de révéler et de comprendre, à partir de la puissance de détail d’un micro-événement, les mécanismes et les apories d’un système totalitaire. Un système au sein duquel le corps de l’individu ne possède plus de moyen d’expression libre, mais est conçu comme un corps collectif par une instance supérieure. En ce sens, le choix de l’épisode de la torture n’est pas anodin, le corps de l’individu étant mis à nu et déchiré justement pour le plier à la décision du corps supérieur. La méthode de torture exposée joue effectivement sur un rapport de pouvoir (dominant-dominé) et sur l'épuisement physique et mental du personnage. Les effets d’un tel traitement sur la conscience sont rendus sensibles au montage, par des séquences répétitives montrant la reconduction d'un même geste (marcher en rond sans manger, sans boire et dormir ou recommencer depuis le début sa déposition jusqu’à l’« aveu » du mensonge) et la peur de la mort que provoque la rupture brutale (cut) de cette répétition. La fréquence de ces séquences répétitives augmente progressivement au cours du film, signifiant à la fois le passage du temps (ellipses narratives) et la perte progressive de la conscience autonome du supplicié, les gestes de la torture devenant effectivement des réflexes physiques inconscients permettant d’aboutir à l’« aveu ».

 

Semprun : résistant-écrivain-scénariste.

 

Il s'agit du quatrième scénario de Jorge Semprun, après Objectif 500 millions de Pierre Schoendoerffer, La Guerre est finie d'Alain Resnais et Z de Costa-Gavras, ces trois premières contributions mettant déjà en scène un personnage pris au piège de réseaux politiques, judiciaires et militaires, où se mêlent ambitions personnelles et ressentiments politiques.

Ces situations sont très proches de ce que lui-même vécut. Semprun fut un adolescent exilé de son pays suite à la Guerre d'Espagne, la défaite des Républicains et la victoire du général Franco ayant contraint son père, un diplomate républicain, à s'installer avec sa famille en France. Durant la Seconde Guerre Mondiale, Jorge Semprun entre dans la résistance française et s'inscrit au parti communiste espagnol, alors exilé en France. Arrêté et torturé par la Gestapo, il est déporté à Buchenwald. Dans les années 50, il devient haut responsable de la résistance communiste espagnole et luttera contre le franquisme jusqu'en 1962. C'est en 1960, lors d'une planque madrilène, qu'il commence à écrire son premier roman, Le Grand Voyage, récit de sa déportation. Enfin, il sera ministre de la culture espagnole de 1988 à 1991, avant de poursuivre son activité littéraire et intellectuelle jusqu’à sa mort en 2011.

De sa vie dans la clandestinité et la résistance, il a conservé un style volontiers autobiographique, fondé sur le partage de son expérience, opérant un singulier travail de la mémoire par l'émergence soudaine et la répétition (réitération) de ses souvenirs, leurs télescopages et leurs comparaisons. Ce travail redouble, dans une certaine mesure, la répétition des gestes et des expériences qu'il connut dans ses diverses « conditions extrêmes d'existence », a priori semblables les unes aux autres, mais relevant de contextes différents. La richesse de son œuvre semble d'ailleurs se situer justement dans les déplacements et les dissemblances qui se créent entre ces différents contextes de survivance, conduisant parfois à de longues réflexions sur l'existence humaine prise dans les rets de l'histoire et la politique.

Le rythme de cette vie militante transparaît dans son écriture romanesque et pour le cinéma. Il s’agit d’un rythme très particulier, à double vitesse : à fréquence rapide et avec des « temps morts », accélérant ou décélérant sans cesse. Le protagoniste est soit dans l'urgence de l’action résistante, soit dans l'urgence de penser pour survivre et s'extraire – physiquement ou mentalement – d'un lieu clos (une cellule, le camp, les planques), soit encore dans l'attente clandestine ou entre deux actions militantes, c'est-à-dire dans un temps du repos et des amours, ou dans celui de l’exercice tranquille de la pensée, avant de repartir à nouveau dans l’action.

Dans La Guerre est finie (que Semprun écrivit pour Resnais), le personnage se déplace en train, court d'une voiture à l'autre, d'un train à l'autre, d'un appartement à l'autre, oscille en permanence entre deux femmes et deux formes d'amour. Dans L'aveu, on exige du personnage qu'il marche « en rond » sans arrêt. La torture de cette marche contrainte, « en aller-retour » (sans dormir, boire, ni manger), s'associe étrangement, comme dans le film de Resnais mais différemment, à un exercice de la pensée et de la mémoire. Cet exercice de la pensée se manifeste, dans La Guerre est finie, par une permanente fuite en avant, des images faisant irruption au sein de la continuité narrative, le film oscillant ainsi entre remémoration et prémonition (le héros repasse par les mêmes lieux et les anticipe par l'imagination). Cependant, pris dans les rets d'une pensée du quotidien et de la survie dans la clandestinité, ce personnage a peu de temps pour réfléchir à la justesse et à la pertinence de l'action qu'il soutient.

Inversement, dans le film de Gavras, la torture entraîne le mouvement d'une mémoire et d'une pensée contrariées et bloquées, car aucun souvenir ne raccorde avec les éléments de l’accusation. Pour le personnage, fervent communiste, aucune « autocritique » n'est alors possible. Cette contrariété de la pensée entraîne une désillusion politique et un déchirement intérieur plus profond. Du moins l’imagine-t-on à partir du jeu de Montand, de son mutisme et de son désœuvrement physique, le film insistant sur la monstration des mécanismes souterrains et pervers du pouvoir totalitaire.

 

Pour ouvrir et poursuivre notre réflexion sur le caractère profondément moderne du film de Costa-Gavras, on soulignera l'interprétation d'Yves Montand, que l'on rapprochera avec intérêt de la performance récente de Michael Fassbender dans Hunger de Steve McQueen, ces deux styles de jeu suggérant respectivement quelque chose de leur époque, d'un état du jeu d’acteur et du cinéma.

De même, comme on pourrait déceler certaines inférences entre la vie de Semprun et celle de London, le choix de Signoret et Montand pour jouer un couple de communistes engagés n'est pas sans créer certains échos avec leur propre histoire. On mesure sans peine l’impact d’un tel choix de casting sur la scène politique française de 1970.

Enfin, et de manière plus générale, la question du rôle que joue la torture dans les entreprises de falsification de l'histoire est également posée dans les films de Rithy Panh, notamment le remarquable S21 la machine de mort Khmer rouge.