Du 10 au 31 janvier 2016, Marie-Lyse Fayet, directrice du Théâtre Victor Hugo à Bagneux, proposait un temps fort théâtral et cinématographique questionnant l’omniprésence du numérique dans nos vies, et l’influence que peut avoir le virtuel sur notre rapport au corps et à l’Autre.

La programmation mêlait des créations théâtrales d’artistes émergents (Cie J’ai peur que ça raconte autre chose et Cie System Failure) découverts deux ans plus tôt à Avignon, ou plus confirmés (Cie Doblemandoble), prolongé d’un débat sur le transhumanisme.  Dans le foyer, une sélection d’ouvrages, issus de la médiathèque Louis Aragon, partenaire de ce temps fort, étaient proposés en lecture libre pour tous les âges. Notre venue au théâtre était ainsi l’occasion d’une investigation fructueuse autour de la thématique du transhumanisme, mouvement – voire idéologie – qui prône le recours à la science et aux techniques afin d’augmenter les capacités physiques et intellectuelles de l’être humain. Zoom sur deux spectacles.

 

L’hyperconnexion ... au théâtre

 

FULL HD de et par Luis Javier y Miguel Angel Córdoba - Compagnie Doblemandoble.

   

@Cie Doblemandoble

 

L’action se passe dans un futur indéterminé. Plongés dans un appartement-laboratoire, nous assistons au quotidien d’un quarantenaire placide, équipé d’une technologie de pointe et ... d’un serviteur (photo ci-jointe) qui mouline de toutes ses forces pour produire l’énergie nécessaire à une gigantesque imprimante 3D. Celle-ci a pour fonction de clôner un membre voire un corps tout entier... La curiosité, l’ennui et l’envie vont conduire ces deux personnages dans des aventures rocambolesques, qui en disent long sur l’avidité humaine et qui dépeignent certaines de nos mythologies.

 

Le futur proposé sur scène par la Cie Doblemandoble, est régréssif : la monnaie comme valeur d’échange y étant remplacée par l’énergie, c’est l’effort physique des uns qui fait la fortune des autres. Autrement dit, nous sommes revenus au temps de l’esclavage. Il est fortement pulsionnel : le corps y tient une place centrale. Une application branchée sur batterie renseigne, au pourcentage près, sur la forme physique, intellectuelle et sexuelle de l’utilisateur et permet de télécharger des services pour améliorer ses performances.

Côté mise en scène, la précision des gestes des deux artistes et leur automatisation parviennent à nous figurer un monde froid fait de séquences qui semblent n’avoir d’intérêt que par leur accumulation. La référence aux détracteurs du Big Data n’est pas loin : donnant plus qu’il ne reçoit, l’utilisateur de l’application n’est-il pas pris au piège d’un miroir aux alouettes ? Ce qui touche le plus dans ce spectacle, c’est l’atmosphère facétieuse qui y règne et qui est due à la pluridisciplinarité virtuose des artistes. En effet, le théâtre d’objet est un art au carrefour de la magie, de l’acrobatie et de la danse. Egalement acrobates et contorsionistes, les deux hommes se mettent en boite au sens propre comme figuré. L’absurdité de l’homme ici déshumanisé nous apparaît alors non sans humour. Duo créatif et humoristique, Luis Javier y Miguel Angel Córdoba parviennent à nous faire rire et à nous surprendre en se passant de mot. On retombe en enfance. De tours de passe-passe en illusions, ces deux prestidigitateurs nous invitent à faire appel à notre jugement, à nous méfier des apparences. 

 

 

E-GENERATION, écriture et mise en scène Jean-Christophe Dollé, Cie J’ai peur que ça raconte autre chose.

 

 ©Cyril REBEL 

 

Le spectacle est composé d’une série de scenettes à 1, 2 ou plusieurs personnages. On pénètre dans la bulle intime du « chat » sur internet, des échanges par textos, des recherches amoureuses sur la toile... On assiste à des réunions amicales, familiales, professionnelles (la rencontre amoureuse, la mort du père, l’embauche...) qui se jouent à mi-chemin entre « toile » et terre. On y découvre des rapports humains démultipliés, plus ou moins intéressés, plus ou moins prometteurs, mais la pertinence, la drôlerie et la délicatesse de certaines situations en font des moments toujours captivants.

Les gradins sont installés directement sur scène. Ils réunissent spectateurs et acteurs en un espace intime. Ce dispositif simple est ingénieux car il donne l’effet d’un gros plan sur la jeune génération qui se dresse devant nous.

Pour celle-ci le numérique est une donnée incontournable de l’existence. « Nous sommes nés dedans » disent-ils. Les scènes sont ponctuées par le son de démarrage des ordinateurs Mac, détourné en « jingle », qui offre un effet comique à la première écoute et ironise malgré tout aux suivantes la mainmise d’Apple sur notre monde contemporain. Mais ce n’est pas la question de l’asservissement qui est l’objet de cette pièce, mais plutôt l’interrogation suivante : maintenant que nous avons le monde à portée de nos mains via nos smartphones ou nos tablettes, qu’en est-il des rapports physiques et des contacts humains ?

Avec humour, à propos, et un véritable sens du plateau, la troupe nous entraîne dans le tourbillon comique et humaniste de leur mise en réseau. Comique, car les embûches sont nombreuses, les déceptions sont légions, les quiproquos sont fameux. L’écriture de Jean-Christophe Dollé est composée alternativement de phrases courtes telles que celles échangées par ordinateur avec des inconnus, et de longs monologues poétiques, sortes de déferlantes poignantes qui jaillissent des comédiens avec une parfaite justesse. Leur jeu est remarquable, les émotions fourmillantes, le plateau nu palpite de vie. Vêtu de gris, de blanc et de bretelles, avec les lumières pour tout complément, la troupe nous entraine par leur générosité, leur sens critique et leur sens de l’autodérision. La génération Z se défend bien. Parcourue d’émotions contradictoires, la simultanéité ne lui fait pas peur, elle garde les pieds sur terre et la tête dans les étoiles. Loins d’être dépassés par tant de technologie, ils nous affirment qu’elle sert un certain apprentissage de la vie.

Leur mise en réseau semble humaniste, car –  pleins d’humour et d’une vitalité communicative –  les comédiens nous transmettent leur goût pour le dialogue, pour la rencontre, pour la créativité partagée, leur besoin d’altérité et d’échange, de tendresse et d’amour aussi. Il nous font vivre les espoirs déçus version 2.0 et les succès éclatants d’une connexion réussie