La perplexité dans laquelle le petit livre de Robert Badinter et Antoine Lyon-Caen, Le travail et la loi, avait plongé cet été une partie des spécialistes du Droit du travail persiste après la remise du rapport Badinter. La place de ces principes dans la nouvelle architecture du Code du Travail, leur signification réelle, voire leur cohérence avec les orientations annoncées concernant la négociation collective interrogent fortement à quelques semaines de la présentation au Parlement du projet El Khomri. 

 

Le rapport du comité des sages présidé par Robert Badinter a été remis le 25 janvier (à lire ici). Il contient soixante et un articles, de une à cinq lignes, qui définissent autant de principes essentiels du droit du travail. Le tout tient en cinq pages, plus deux pages d’introduction. On aura ainsi rarement vu un rapport officiel aussi court. 

Des commentaires auraient alourdi le texte et contraint l’interprétation, écrit Robert Badinter, les principes se présentent donc nus.

Ceux-ci devraient correspondre, comme expliqué lors de leur présentation, à un premier niveau de l’architecture du futur Code du travail – celui des droits fondamentaux ou, selon les formulations, des fondements de l’ordre public social –, dont ils devraient former, aux dernières nouvelles, le chapitre introductif.

Les deux autres niveaux devraient consister, si l’on suit sur ce point le rapport Combrexelle, qui a ensuite été repris dans le cadre de la présentation de la réforme du code du travail par le Gouvernement, dans le champ ouvert à la négociation de branche ou d’entreprise, d’une part, et dans les dispositions supplétives qui s’appliqueraient en l’absence d’accord, d’autre part.

 

On se souvient que le rapport Combrexelle préconisait de se donner plus de temps pour récrire le Code, y compris ses principes fondamentaux ; qu’il envisageait de distinguer entre ces trois niveaux au sein des divisions actuelles du Code du travail et donc sans refondre le plan de celui-ci ; enfin, qu’il recommandait de chercher plutôt, dans l’immédiat, à étendre le champ de la négociation sur les domaines du temps de travail, des salaires, de l’emploi et des conditions de travail (les « quatre piliers »), en redistribuant en fonction de ces trois niveaux les dispositions légales relatives à chaque domaine. L’important est que, si l’on avait suivi cette manière de faire, les principes n’auraient pas été isolés du reste du texte.

Le Gouvernement en a décidé autrement, choisissant d’avancer plus vite sur les principes, avec le risque qu’il soit ainsi difficile d’apprécier leur portée.

 

Les principes essentiels du droit du travail, repris du livre Le travail et la loi

 

Finalement, les principes dégagés empruntent très largement aux cinquante principes que Robert Badinter et Antoine Lyon-Caen avaient déjà publiés (sans s’expliquer non plus sur la manière dont ils les avaient dégagés) dans Le travail et la loi (lire le compte rendu sur Nonfiction) au mois de juin. Le comité a travaillé à droit constant et les rares nouveautés qui figuraient dans ce texte ont été retirées (cf. notre chronique précédente).

Les ajouts, par rapport au texte précédent, incluent essentiellement, dans le domaine des droits fondamentaux : le secret de la vie privée et la protection des données personnelles, la liberté pour le salarié de manifester ses convictions y compris religieuses (qui pourra toutefois être restreinte par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise, cela de manière proportionnée au but recherché) et la recherche de conciliation entre la vie professionnelle et la vie personnelle et familiale, avec la disparition toutefois du principe limitant les différences de traitement entre salariés.

 

Les principes régissant la formation et l’exécution du contrat sont désormais regroupés avec ceux régissant la rupture et la discipline. On y ajoute aussi, pour l’ensemble de ce domaine, l’affirmation nouvelle –  par rapport au texte précédent – de la liberté d’exercer l’activité de son choix, de l’accès à une formation professionnelle, de l’interdiction des sanctions pécuniaires et de l’obligation de reclassement en cas de licenciement économique ou pour inaptitude (réparant des oublis précédents ?). Disparaissent en revanche l’obligation pour l’employeur d’assurer au salarié les moyens d’exécuter son travail et pour le salarié d’exécuter avec diligence la prestation convenue (sic), l’obligation pour l’employeur de déclarer le salarié aux organismes sociaux et, en cas de rupture, de lui délivrer des documents attestant des fonctions exercées et des sommes réglées lors de son départ.

 

Les principes régissant la rémunération, qui incluaient notamment dans la version précédente le droit à un salaire proportionné à l’ampleur et à la qualité du travail, la limitation des parties saisissables et la prescription triennale en cas de réclamation voient ceux-ci disparaître au profit d’un salaire minimum fixé par la loi –  dont l’absence dans la liste précédente avait été pointée du doigt –  de l’égalité de rémunération pour un même travail ou un travail de valeur égale et de la garantie de paiement en cas d’insolvabilité de l’employeur.

 

Les principes régissant la durée du travail ne comprennent plus, contrairement au texte précédent, ni la définition du temps de travail effectif, ni le droit à une pause après une certaine durée de travail, ni, surtout, la rémunération incluant des heures supplémentaires sous la forme d’un forfait mensuel ou annuel. Faut-il comprendre que ces dispositions ne relèvent pas de l’ordre public ou ont-elles simplement été jugées trop peu importantes par le comité pour figurer dans ces principes ?

Mais on devrait pouvoir se faire rapidement une idée de la façon dont les principes concernant le temps de travail s’articuleraient avec le reste de la loi : selon les déclarations de la ministre du travail, ils devraient être intégrés dans le projet de loi sur la réforme du Code du travail, qui devrait être présenté en mars. Dans ce cas, l’on suit donc la recommandation du rapport Combrexelle (rappelée ci-dessus) de commencer par quelques piliers.

Les principes régissant la santé et la sécurité au travail sont désormais regroupés, alors qu’ils figuraient dans les deux premières parties du texte précédent, avec toutefois l’ajout du droit de retrait et l’accès à un service de santé au travail.

 

La principale nouveauté du rapport est toutefois l’ajout d’une partie concernant les libertés et droits collectifs, d’une part, ainsi que la négociation collective et le dialogue social, d’autre part. Le texte précédent, centré sur la relation individuelle de travail (et les petites entreprises), laissait presque entièrement de côté cette dimension. En remédiant à ce silence, le rapport Badinter aborde donc d’une part les questions du droit de constituer un syndicat et de la liberté d’y adhérer ; de sa reconnaissance dans l’entreprise ; de l’interdiction de la discrimination antisyndicale ; des prérogatives syndicales ; des représentants élus et de leur droit d’être informés et consultés sur les décisions intéressant la marche générale de l’entreprise et les conditions de travail ; de la gestion des activités sociales et culturelles ; de la protection des représentants désignés ou élus et du droit de grève. Et il envisage, d’autre part, la concertation des partenaires sociaux, la négociation, la représentativité, les effets des accords d’entreprise et des conventions, l’extension, la possibilité de déroger à la loi pour les conventions et les accords d’entreprise et aux conventions pour les accords d’entreprise et le principe de faveur.

Enfin, le dernier chapitre – le rapport en compte huit –  concernant le contrôle administratif et le règlement des litiges, introduit, par rapport au texte précédent, la mention du rôle de l’inspection du travail et le droit à agir des syndicats.

 

La négociation collective : un principe vide ?

 

Pour revenir sur le chapitre de la négociation collective, le rapport stipule dans son article 55 que « la loi détermine les conditions dans lesquelles les conventions et accords collectifs peuvent prévoir des normes différentes de celles résultant des lois et règlements ainsi que des conventions de portée plus large » (la même mention figure également à l’article 33 concernant la durée normale du travail). Et précise, à la suite, dans ses articles 56 et 57, qu’« en cas de conflit de normes, la plus favorable s’applique aux salariés si la loi n’en dispose pas autrement » et, de même, que « les stipulations plus favorables du contrat de travail prévalent ».

On appréciera diversement, selon sa sensibilité, que le comité ait décidé de ne pas traiter, au niveau des principes, des limitations aux possibilités de déroger à la loi par des accords collectifs.

Ce n’est pas là tout à fait la solution adoptée par le rapport Combrexelle, qui préconisait l’articulation suivante : un ordre public législatif défini par le Code du travail et un ordre public conventionnel défini par l’accord de branche du secteur, tous les deux définis de façon telle qu’une marge suffisamment large soit laissée aux accords d’entreprise, qui s’appliqueraient alors en priorité. Ce n’est qu’en l’absence de ceux-ci qu’interviendrait l’application des dispositions supplétives prévues par l’accord de branche ; et dans le cas où celles-ci manqueraient aussi, on appliquerait enfin les dispositions supplétives du Code du travail   .

 

À ne pas vouloir assumer la principale évolution prévue par le projet de refonte du Code du travail, même s’il peut se retrancher pour cela derrière le fait d’avoir travaillé à droit constant, tout en se gardant bien de lui compliquer les choses, le rapport ne produit ici qu’un principe vide. 

Dans un contexte où le patronat et une partie du personnel politique prônent désormais une inversion de la hiérarchie des normes, qui ouvrirait le plus largement le champ de la négociation d’entreprise   , suscitant en retour une forte opposition d’une partie des organisations syndicales comme de nombreux spécialistes de droit du travail, le rapport arriverait presque à nous faire croire que ce débat n’existe pas ou tout du moins qu’il ne relève pas des principes.

 

Un ordre public sous-déterminé

 

On retrouve la même indétermination chaque fois que le rapport réserve expressément à la loi la possibilité de déroger au principe qu’il fixe ou d’en définir les conditions d’application, sans les spécifier plus précisément. C’est par exemple le cas pour l’emploi des mineurs de moins de 16 ans à l’article 8, le recours au CDD à l’article 13, la mise à disposition d’une autre entreprise dans un but lucratif à l’article 18, l’obligation de reclassement en cas de licenciement économique ou pour inaptitude à l’article 28, les conditions d’octroi d’une indemnité de licenciement à l’article 29, le salaire minimum à l’article 30, les conditions d’exercice de la garantie des salaires en cas d’insolvabilité de l’employeur à l’article 32, la durée normale (sic) de travail à l’article 33, les durées quotidienne et hebdomadaire maximales du travail à l’article 34, les durées minimales des repos quotidien et hebdomadaire et les conditions de dérogation au repos dominical à l’article 35, les conditions du travail de nuit à l’article 36, la durée minimale des congés payés à l’article 38, les conditions du droit de retrait à l’article 40, celles de la représentation des syndicats dans l’entreprise à l’article 44, le droit de grève à l’article 49, les conditions de la représentativité des parties signataires à l’article 53.

Les spécialistes, pour la partie salariale, se sont félicités de voir figurer dans cette liste le SMIC ou encore les cas de recours aux CDD. Faute de précisions, la portée de ces « réservations » reste toutefois incertaine, même s’il semble que l’on puisse y voir l’affirmation que ces sujets relèvent d’une norme d’ordre public qui échappe à la négociation.

 

Le rapport manque toutefois crucialement d’une indication claire de la façon dont s’articuleraient l’ensemble de ces principes – au-delà même de ceux listés ci-dessus – et l’ordre public non dérogeable. Mais il ne permet pas davantage de comprendre jusqu’où devrait s’étendre l’ordre public supplétif qui s’appliquerait en l’absence de convention ou d’accord d’entreprise. Or si les principes ne le disent pas, qui le dira ?

 

Robert Badinter, au nom du comité, conclut son introduction « en rappelant que ce qui constitue le cœur du droit du travail français, c’est la volonté d’assurer le respect des droits fondamentaux de la personne humaine au travail ». Il faut espérer que les progrès qu’il envisage dans cette direction ne se payent pas d’une dégradation trop forte de la protection des salariés. C’est ce qu’il faudra juger sur pièces, avec des éléments qui le permettront, un peu plus tard

 

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