Une approche culturelle, sociale et politique de la constitution et déploiement des avant-gardes en trace l'histoire globale.  

Afin de mieux rendre compte des préoccupations de cet ouvrage, il faut rappeler que l’avant-garde est considérée le plus souvent comme le sujet collectif d’une histoire glorieuse et linéaire, celle de la redéfinition des règles de l’art, au XIXe siècle puis au XXe siècle. Elle est censée recouper des groupes d’artistes ayant rué contre les institutions esthétiques, sociales, politiques de leurs pays depuis le XIXe siècle, et celle de l’évolution des formes qui accompagnèrent ces ruptures successives. Bien sûr, on pense à Dada, au Surréalisme, et à d’autres mouvements qui disposent de leurs héros : Courbet, Manet, Klee, etc. Ce rappel renvoie au discours le plus courant concernant la notion et les mouvements qu’elle recouvre. Pour autant, ce propos suffit-il ? Certes non. Et ce n’est pas trop d’ajouter que la lecture de cet ouvrage, de ce point de vue, est décisive. Il ne se contente pas de compléter le propos précédent, il le modifie, en déployant une approche culturelle, sociale et politique ou sociologique. L’ouvrage ne se contente plus de célébrer le refus de la norme dont on crédite l’avant-garde. Il s’intéresse aux réseaux par lesquels les artistes ont conduit leur carrière, il examine les logiques sociales en constitution, les considérations professionnelles auxquelles les artistes répondent, bref, il construit une histoire des avant-gardes d’un point de vue socioculturel, laquelle synthétise de surcroît les connaissances désormais acquises sur ces thèmes. Il a simultanément le mérite de prendre en compte les processus nationaux et internationaux, élaborant ainsi une géopolitique des avant-gardes. Ainsi arrive-t-on à comprendre comment les plasticiens ont recours à la référence étrangère pour s’opposer à leurs institutions nationales, et travaillent à internationaliser leurs réputations afin de mieux s’imposer dans un lieu précis.

 

Ainsi conçue, la perspective adoptée par l’auteure, enseignant-chercheur à l’ENS, aborde l’histoire des groupes qui ont renouvelé les pratiques artistiques non comme celle d’une somme d’individus. Elle fait le bilan historique, social, économique, anthropologique et culturel de plusieurs décennies d’une histoire centrale pour les arts et la culture. Ajoutons – pour qu’il n’y ait pas de déception du côté du lecteur pressé – que l’ouvrage s’appuie essentiellement sur les arts plastiques, d’autant mieux référés qu’ils bénéficient d’un cahier central d’illustrations (d’autres arts pouvant être cités mais plutôt au titre de la transversalité : art et littérature, art et musique, etc.). Et complétons, en précisant que le début de l’ouvrage se livre à une analyse nécessaire des notions employées : avant-garde (référence requise à Charles Baudelaire, lui qui était réticent à l’égard d’une notion risquant d’enrégimenter les artistes sous l’égide du politique), bien sûr, mais aussi quelques notions plus spécifiquement sociologiques.

 

De ce dernier point de vue, et dans une perspective méthodologique, l’auteure se réclame de trois « autorités » (au moins), Christophe Charle, Pierre Bourdieu et Nathalie Heinich. Encore cette triple référence lui laisse-t-elle cependant une certaine latitude conceptuelle. Aussi peut-elle avancer avec assurance qu’il n’y eut jamais un modèle unique d’avant-garde. Voilà pourquoi il est tout à fait pertinent d’examiner les interférences entre les lieux et les mouvements, les transferts culturels et artistiques d’un pays à un autre, la dépendance du centre à l’égard des périphéries, relativisant ainsi la supériorité supposée des capitales artistiques affichées comme dominantes chez les commentateurs trop rapides. L’auteure affiche plus précisément la volonté de construire une histoire connectée : partant de la scène européenne des avant-gardes, l’ouvrage retrace les circulations artistiques et les transferts culturels qui structurèrent cette scène, et furent au cœur du phénomène international de l’avant-garde.

 

Enfin, question de méthode encore, l’auteure justifie ses bornes chronologiques en montrant qu’entre 1848 et 1920, s’observe un mouvement d’une réelle homogénéité. S’agissant de l’avant-garde, cela signifie que des créations artistiques se cristallisent en manière d’agir systématique. Ces butées chronologiques, d’autre part, débordent largement ce qui est passé en habitude : célébrer Dada comme point de départ de toute avant-garde. Comme pour confirmer ce choix et sa part de déplacement, l’auteure reconstitue la place de Courbet dans son histoire, lui qui n’a cessé d’investir un temps considérable dans la construction de sa carrière, en l’orientant vers une machinerie révolutionnaire (bien qu’il ait été d’abord célèbre et acheté), et en entretenant une rhétorique de l’incompréhension (l’auteure examine en particulier son Atelier du peintre). L’auteure met en avant ses stratégies, démontrant sans aucun doute que l’on peut dater la naissance de l’avant-gardisme de la période 1855, à partir du moment où l’on retient comme critère une attitude : celle d’artistes se prétendant rejetés par un « système », et épaulés par un groupe, forts d’une identité collective et d’une théorie partagée.

 

Le raisonnement appliqué à cette question des avant-gardes est pertinent dans la mesure où il intègre le plus grand nombre d’éléments possibles. Par exemple, l’idée de lier la crise du système artistique parisien après 1860 à la forte croissance de la population artistique, aux espérances nées du développement du marché de l’art à l’époque contemporaine. Les institutions artistiques et culturelles ont d’ailleurs eu du mal à faire face à ces phénomènes. Mais cette augmentation produit aussi une autre dimension : l’exacerbation de la concurrence entre artistes, concurrence à l’égard des distinctions officielles entraînant des postes et des ouvrages à réaliser, mais aussi à l’égard d’un marché et d’une clientèle à construire. Les éléments introduits par l’auteure et progressivement intégrés les uns aux autres permettent de relativiser des oppositions que la vulgate moderniste gomme largement : notamment l’opposition trop franche établie entre « modernes » et système des Salons, dans la mesure où ces Salons, bien étudiés, étaient beaucoup plus démocratiques qu’on ne le croit généralement, du moins selon les preuves apportées par l’auteure (on pourrait d’ailleurs compléter cela par une étude du « ressenti » des artistes dans sa différence avec la réalité).

 

Plus sûrement encore, joue dans cette affaire la dimension nationale : l’impératif de l’illustration nationale, du paysage local, du style national (notamment à l’encontre des Académies encore polarisées sur les modèles Grecs et Romains). À l’époque des premières Expositions Universelles se généralisa une manière de lire, de parler et d’écrire sur l’art, orientée par le critère national. L’exemple de Théophile Gautier parlant de l’art anglais (l’individualité), de l’art belge (le savoir-faire), de l’art germanique (peinture d’idées) est caractéristique à cet égard. Enfin la question du marché est non moins centrale, les avant-gardes ayant cherché, pour se constituer, à investir les marchés de l’étranger. Il fallait donc répondre à la question : comment conserver son indépendance sous la pression des publics, de leurs exigences esthétiques et politiques ?

 

Qu’il s’agisse du réalisme, du naturalisme ou de l’impressionnisme, dans un premier temps, puis des Symbolistes, de Dada et autres, l’auteure poursuit son enquête en tenant compte évidemment des aspects esthétiques de chaque mouvement. Ainsi l’impressionnisme est-il analysé aussi du point de vue de la composition des œuvres (cadrage déplacé, décentrement du sujet, influence de l’art japonais, ...), laquelle, selon les propos précédents, est interprétée en termes de tradition française moderne. Les différentes légitimations entrent en jeu, mais aussi les formes de « labellisation » des mouvements, obtenues à partir des expositions, des stratégies de groupe, et du choix de miser sur tels ou tels réseaux marchands, voire de la manière dont le marché fait monter les cotes (comment l’ascension de Claude Monet, par exemple, permet à Camille Pissarro d’obtenir une progressive notoriété). On peut interpréter sans doute en ce sens les mutations des sujets de la peinture : adhésion à l’esthétique baudelairienne de la ville, des foules, du transitoire, des architectures nouvelles, des gares notamment. Encore peut-on éventuellement les relier à l’élargissement du réseau des collectionneurs, amateurs étrangers compris.

 

Pour revenir, pour l’instant, sur la composition de l’ouvrage, il faut préciser d’abord qu’il est centré autour de cinq parties : l’opposition modernes/anciens, le temps des Sécessions, la crise du modernisme européen, la guerre artistique internationale, l’épreuve de la grande Guerre. Les différents chapitres explicitant ces parties renvoient chacun à des points particuliers concernant chacun des mouvements pris en charge. Ainsi en va-t-il par exemple de la dernière partie qui se décompose en trois études différentes, caractérisées par des villes : Paris, Berlin, New York ; cette partie se terminant, ainsi qu’attendu, par Zurich et l’exploration du mouvement Dada. Pour en terminer avec cette description, signalons que l’ouvrage se complète d’une abondante bibliographie (200 pages), ce qui, simultanément, donne matière à reprendre les analyses globales dans le détail et à étayer les propos tenus dans le livre. Les spécialistes y retrouveront les ouvrages de référence classiques ainsi que les monographies par artistes ou par mouvements les plus connues.

 

Cela étant dit, et revenant sur le thème déployé, il importe de préciser que l’on observe fort bien, au travers du regard de l’auteure, comment les réseaux fonctionnent, comment les générations se relient entre elles, ou se méfient les unes des autres, comment s’ajointent les systèmes de communication entre les artistes et la presse, comment les milieux se rencontrent et peuvent se soutenir (Zola et les peintres, les Goncourt et les artistes,...), etc. Mais il nous semble que l’ensemble manque d’une étude un peu plus complète portant sur la conscience qui peut saisir un artiste ou un groupe d’artiste à avoir à remplir une « mission » d’avant-garde. Autant on voit bien comment les uns ou les autres se font les promoteurs d’une tendance nouvelle, autant une étude détaillée des mots, des phrasés de l’avant-garde est tenu clairement à l’écart de l’ouvrage, la question de « manifestes », citée bien sûr, ne faisant pas l’objet d’un examen spécifique (à quelques exceptions près de citations, il faut le dire, choisies avec art). Alliances, réseaux, stratégies, échanges de bons procédés, mais aussi haines, rivalités, rhétoriques narquoises (celle de Gauguin à l’égard de Signac, par exemple), etc. – et des concurrences qui parfois finissent par diviser les groupes esthétiques a priori les plus soudés – ne suffisent pas tout à fait à déceler et faire comprendre comme s’ajustent une technique artistique nouvelle et la conscience de devoir promouvoir un art d’avant-garde. Un tel apport aurait non moins permis de renforcer un autre constat pertinent qui concerne cette fois la fin du XIXe siècle. L’auteure nous montre, en effet, qu’à cette époque, les manières et les discours sur lesquels se fondait la construction des identités avant-gardistes avaient radicalement changé. Ce point concerne de surcroît un des « ismes » qui commence à s’institutionnaliser par le biais des Salons spécifiques : le modernisme. Paradoxe en ce sens : que faire du Symbolisme, qui lui aussi se constitue par stratégie, mais à propos duquel la question se pose de savoir s’il s’agit bien d’un groupe d’avant-garde (insistons : avant-garde pour lui-même ou pour nous, de nos jours ?), car à son époque, ce groupe fut considéré comme une véritable nouveauté, porteuse de libération, d’indépendance, de « modernité » ? Qu’on le veuille ou non, ce mouvement, moderne ou non, posait bien, en tout cas, des questions à la modernité.

 

Il est bien évident que pour rendre compte d’un ouvrage d’une telle ampleur, on est obligé de choisir des points d’appuis dispersés. Aussi allons-nous nous en tenir à ce qui précède, d’autant qu’il faut clore ce propos. L’ouvrage fera sans aucun doute rapidement référence. Tant mieux. Il mérite d’être placé dans toutes les bibliothèques. Lorsqu’il prend en charge des œuvres typiques des avant-gardes, prenons un exemple plus tardif que les précédents, Fountain de Marcel Duchamp, c’est pour les examiner à la lumière d’une perspective culturelle, sociale et politique, et même internationale. L’urinoir, montre l’auteure, peut fort bien être interprété comme un véritable pied de nez à l’entrée en guerre des États-Unis. Précisons : le pied de nez était anti-germanique. En effet, Duchamp parlait Allemand, et « Mut », signifie « courage » ; aussi, l’usage de ce terme peut faire allusion ironiquement à la formule belliqueuse « Ehre und Mut » utilisée par les Allemands et appliquée ici à des mâles peu glorieux en train d’uriner. Une remarque semblable contribue à conduire le lecteur vers la question de la fondation de Dada au Cabaret Voltaire (il existe toujours, et se trouve visitable pour les amateurs un peu curieux), acte d’intellectuels répudiant la guerre, mais aussi soif de renouveau spirituel que l’engagement politique ne pouvait assouvir. Ne fallait-il pas, selon les mots de Hans Arp, sauver les hommes de la folie furieuse de ce temps ? Encore l’ouvrage se termine-t-il pas une allusion aux rapports entre art et politique, se demandant comment et pourquoi les arts d’avant-garde se sont ou non liés avec les mouvements politiques révolutionnaires du premier quart du XXe siècle. La Révolution russe ne promettait-elle pas un homme nouveau, une culture purifiée, une possibilité pour l’art d’être enfin de son temps?