Quelques nouvelles perspectives en sociologie de l’immigration.

L’ambition de l’ouvrage de Claire Schiff est de proposer une étude des relations entre les jeunes primo migrants et ceux issus des immigrations de deuxième ou troisième génération, objet qui demeure peu traité par les travaux sociologiques aujourd’hui comme le souligne l’auteur dès l’introduction. À travers l’analyse de l’expérience de l’immigration des primo arrivants qualifiés ici de « migrants », l’objectif est ainsi de mettre en perspective la situation de jeunes : les « minoritaires », qui ne sont plus des immigrés, mais qui continuent – via notamment l’utilisation courante et largement partagée « issus de » – à incarner voire cristalliser les « défis et périls de l’immigration aux yeux d’une certaine opinion publique ». Mais au-delà des hypothèses de recherche avancées, c’est un travail d’interrogation de la notion d’intégration et du terme de communautarisme qui est envisagé, tant ces derniers apparaissent souvent utilisés de manière floue, confuse ou vidés de leur sens. À partir de recherches menées depuis une dizaine d’années autour d’études ethnographiques et d’analyses de travaux nationaux et internationaux menés notamment outre-Atlantique, l’auteur livre ainsi huit chapitres afin de nous éclairer sur les rapports entre « migrants » et « minoritaires ».

 

Expériences de l’altérité et rapports au temps et à l’espace

 

Les deux premiers chapitres livrent une analyse comparée des deux populations quant à leur expérience de l’altérité, au regard de rapports au temps et à l’espace différenciés. Pour les primo arrivants, le sentiment de « perte de temps » apparaît comme primordial, au point que si la scolarité ne semble pas dessiner des perspectives de mobilité suffisantes, la plupart opte pour une insertion professionnelle précoce ou un engagement matrimonial. Chez les jeunes natifs des banlieues, le rapport au temps se construit dans une « hypertrophie du présent », largement dominée par une dépendance matérielle de leurs parents et des processus de stigmatisation qui bloquent leur accès au marché de l’emploi. Si pour les premiers, l’auteur note un respect envers les aînés densifié par un certain rejet de l’univers juvénile, pour les seconds, les rapports intergénérationnels sont caractérisés par des formes de conflits de valeurs plus ou moins ouverts. Quant au rapport à l’espace des jeunes, il se joue dans une tension entre les lieux réellement habités et les territoires idéalisés. Pour les jeunes minoritaires, le quartier de résidence est un lieu porteur de paradoxes, tant il symbolise à la fois l’attachement au groupe de pairs et la relégation, la convivialité et l’ennui, la circulation et le cloisonnement. Cette ambivalence se retrouve dans une certaine mesure dans le regard qu’ils portent sur le pays d’origine de leurs parents, mélange d’idéalisations affectives et de contextes socio-culturels qu’ils jugent comme incompatibles avec une installation actuelle ou future. Pour les jeunes primo migrants, l’espace de circulation ne se limite pas au quartier et apparaît comme beaucoup plus étendu, mais cadré et instrumental, notamment vis-à-vis des liens communautaires. Si le rapport affectif au pays d’origine est présent, il est souvent supplanté par le rappel des conditions qui ont construit l’exil et contrebalancé par les possibilités d’avenir que propose à leurs yeux le pays d’accueil. On voit bien comment l’expérience de l’altérité se construit différemment dans ces rapports au temps et à l’espace, entre ce qui « est » et ce qui « aurait dû être », entre ouverture et fermeture, entre possibilités encore envisageables et impossibilités plus ou moins certaines et définitives.

 

Intégration scolaire et insertion professionnelle

 

L’auteur aborde ensuite la question de l’intégration scolaire des jeunes primo arrivants au sein d’établissements marqués par une présence importante de jeunes issus d’immigrations plus anciennes. Dans le chapitre III, après un rapide travail de comparaison de la situation en France et dans d’autres pays d’immigration, le propos est structuré par l’analyse d’enquêtes exclusivement quantitatives, tout particulièrement un suivi de cohorte de collégiens primo migrants de trois académies (Paris, Créteil et Bordeaux). C’est clairement l’âge d’arrivée en France comme facteur de l’intégration et de la réussite scolaire des jeunes qui est mis habilement en avant, permettant de souligner combien l’expérience de l’immigration mérite d’être posée au même titre que l’origine sociale ou nationale comme une variable sociologique. Le lieu de scolarisation quant à lui, induit à la fois des effets positifs sur la diversité de l’offre de formation et la qualité des dispositifs d’intégration, et des effets plus négatifs, pouvant aboutir dans certains établissements à des formes « d’assimilation infériorisante ». Dans le chapitre IV, c’est la même problématique qui est traitée mais d’après une étude ethnographique menée par l’auteur au sein de deux collèges d’une banlieue du Val d’Oise. Le parallèle fait entre un établissement organisant un système d’intégration ouvert et individualisé et un collège proposant un accueil plus fermé et assimilationniste, permet de mieux saisir la nature des relations entre migrants et minoritaires. Des relations qui peuvent se construire du point de vue de l’ethnicité mais surtout à travers un rapport différencié et ambivalent aux enseignants.

La question de l’insertion professionnelle des jeunes est posée dans le chapitre V, tout particulièrement à propos des premières recherches de stages en entreprises. Dans un premier temps, la parole est donnée aux enseignants et conseillers d’orientation qui laissent entrevoir les postures adoptées face à des difficultés de placement des jeunes dans les entreprises, souvent dues à des processus discriminatoires. Face à cela, force est de constater, selon l’auteur, la facilité d’accès des jeunes primo migrants contrairement aux jeunes natifs des banlieues. Dans un deuxième temps, c’est justement le point de vue des jeunes qui est présenté. Les extraits d’entretien tendent à montrer qu’un mélange de malléabilité aux conditions d’emploi et de travail et d’indifférence aux jugements stigmatisants des employeurs faciliterait l’insertion professionnelle des jeunes migrants. Contrairement à des formes de ressentiment et de méfiance envers les employeurs, souvent perçus comme racistes par les minoritaires, et qui donnent à voir des insertions plus rares et chaotiques. Les liens communautaires se dessinent également comme un atout pour les premiers, ce qui est largement développé dans le chapitre suivant.

Le marché de l’emploi communautaire est présenté via l’image de deux cas particuliers : celui des jeunes filles turques dans les activités de confection, et celui des jeunes garçons Tamouls sri lankais dans les métiers de la surveillance et de la sécurité. Si l’âge d’arrivée en France et le genre tracent des distinctions selon les parcours, on voit nettement comment l’emploi communautaire peut s’organiser à partir de stratégies telles que la reproduction de réseaux traditionnels, la création d’enclaves ethniques ou la colonisation de niches d’activités. Pour les jeunes, le passage par l’emploi communautaire représente à la fois une opportunité et un choix par défaut. Une opportunité dans le sens où les réseaux communautaires facilitent une insertion professionnelle qui demeure difficile dans l’emploi ordinaire, traversé par des processus discriminatoires. Un choix par défaut lorsqu’on observe combien l’emploi communautaire peut contrarier le sentiment d’autonomie des jeunes, quand il ne propose pas des conditions d’emploi parfois proches de l’exploitation.

 

Ambivalences, formes de reconnaissances et effets de miroir

 

Enfin, les deux derniers chapitres de l’ouvrage consacrent l’analyse aux relations entre jeunes migrants et minoritaires. La question est tout d’abord traitée via les conflits inter-ethniques entre « Blacks et Beurs » et ceux qu’ils nomment les « Hindous ». L’auteur montre comment le discours des uns sur les autres traduit non seulement des situations socio-économiques différenciées mais aussi les liens qu’entretient chacune des deux populations avec la société française. Si les Blacks et Beurs reprochent aux Hindous leur repli communautaire et ressentent leur présence comme une intrusion dans « leur » quartier, ils pointent aussi le laxisme bienveillant dont ils bénéficient de la part des institutions françaises. Selon l’auteur, ces critiques proviennent du fait que la situation de ces migrants agit comme un effet miroir sur la situation des Blacks et Beurs, pris entre ségrégation résidentielle et discriminations sur les marchés du travail et de l’emploi.

Ensuite, ce sont les rapports entre « Beurs » et « Blédards » qui sont abordés à travers l’analyse d’échanges issus de chats et forums de discussion destinés à la communauté maghrébine. Les propos demeurent fortement marqués par des sentiments ambivalents, entre reconnaissance et déni, attirance et rejet. Si les Beurs reprochent aux Blédards leur intolérance et leur conservatisme, ces derniers critiquent en retour une perte des valeurs et principes traditionnels contenue dans une assimilation négative. Paradoxalement, les réprimandes peuvent s’inverser, lorsque des Beurs jugent le bled comme un lieu dépourvu de « traditions arabo-musulmanes ». Au-delà des critiques, l’objectif de ces discussion est de prouver l'authenticité nettement supérieure d'un groupe par rapport à l'autre, qu’elle s’appuie sur l’éloge de la modernité ou le respect de la tradition. Cette preuve d’authenticité se fait jour dans les autres sujets de discussion présentés par l’auteur, comme la recherche de la mobilité sociale ou le mariage. Derrière l’analyse de ces échanges, l’ambivalence des relations, on mesure le rapport entretenu par les jeunes envers les deux sociétés, française et maghrébine, d’accueil et d’origine, brouillé et réversible, entre communautarisme et individualisme, figures et expériences de l’altérité proches et lointaines.

 

L’ouvrage de Claire Schiff nous propose donc une analyse intéressante de la situation des jeunes primo migrants, tant au niveau de leur intégration scolaire dans des dispositifs différenciés que de leur insertion professionnelle parfois précoce, notamment au sein de l’emploi communautaire. La mise en parallèle des contextes sociétaux avec la référence à de nombreux travaux internationaux permet non seulement de situer les recherches françaises mais aussi de réinterroger l’usage des notions d’intégration et de communautarisme dans le champ sociologique. En proposant une approche de l’immigration en tant qu’épreuve au sens de Martuccelli   , l’auteur souligne à maintes reprises l’importance de prendre en compte des variables subjectives, objectives et contextuelles, comme l’âge d’arrivée, le genre, l’origine géographique mais également les rapports au temps et à l’espace. Si ce travail est sans cesse mis en perspective avec la situation des jeunes natifs des banlieues, on peut regretter que l’analyse précise et profonde des relations entre les deux populations ne soit réellement présente que dans les deux derniers chapitres. On est parfois plus face à une approche en vis-à-vis des migrants et minoritaires qu’une étude des rapports entre les jeunes. Si l’analyse des discussions issues des chats et forums du dernier chapitre pourrait susciter des réflexions et débats méthodologiques, force est de constater qu’elle livre néanmoins des hypothèses pertinentes et novatrices qui, on l’espère, ouvriront sur d’autres recherches empiriques