Vision féroce de la société, dont la mince couche de civilisation se fissure bien facilement lorsqu'elle est confrontée aux intérêts économiques, cette pièce de 1956 garde toute son actualité. Un moment jubilatoire face au grotesque de la vie. 


Des acteurs de chair et de bois, mi-hommes ou femmes et mi-pantins, vêtus de haillons, se réunissent : la pauvreté a dévasté la moindre parcelle de leur ville, Güllen, faisant de leur existence une succession d’attentes, d’espoirs déçus et de délabrements. Les habitants vivent en majorité des allocations chômage et tuent le temps en regardant passer les trains à grande vitesse qui ne marquent même plus l’arrêt dans leur bourgade. Leur routine de misère est interrompue par l’arrivée de Clara Zahanassian, une enfant du pays de retour après 45 ans d’absence. Autrefois pauvre, aujourd’hui milliardaire. 

Le Maire, au bord de la démission, tente le tout pour le tout et lui prépare un accueil en grande pompe, dans l’espoir qu’elle se montre généreuse avec Güllen. Clara, la vieille dame, retrouve son amant d’autrefois, Alfred Ill, le seul homme qu’elle ait jamais aimé. Mais l’on apprend qu’il l’avait abandonnée enceinte quarante-cinq ans plus tôt et que Clara, rejetée par les habitants, avait alors été contrainte à l’exil puis à la prostitution. Elle fait maintenant une offre fallacieuse : « Je donne 50 milliards à la ville et 50 milliards aux habitants à une condition : la mort d’Alfred Ill ».

Après une première vague d’indignation, la situation se retourne peu à peu contre Alfred Ill.  Güllen, si fière de sa tradition humaniste  (Gloires du passé :  Goethe y a séjourné ! Brahms y a composé un concert !)  va se faire rattraper par l’appât du gain. Le nom de cette ville n’a certainement pas été choisi au hasard par l’auteur : « Güllen » ressemble beaucoup au mot allemand « Gülle », qui signifie « lisier ».  Et oui, on peut dire que sous la mince couche de civilisation, cela sent mauvais… 

 

C’est avec certaines interrogations que l’on pourrait sortir de cette pièce, en considérant son cynisme. Rend-elle justice à Clara et à travers elle aux femmes contraintes à la prostitution ? La fortune n’a pas cicatrisé le cœur blessé de la jeune femme devenue vieille, et son besoin de vengeance l’emporte. Nous vous conseillons d’aller voir ce spectacle pour découvrir si les villageois tomberont dans le piège tendu par la vieille dame. Finiront-ils par tuer Alfred Ill en se persuadant que cet assassinat est un acte de justice, non motivé par l’argent ? Cet œuvre décrit une vision féroce de la société qui rend la pièce de 1956 brûlante d’actualité.

 

Mais le théâtre masqué d’Omar Porras met en lumière l’homme dans ses paradoxes avec truculence. Façonnés, polis, patinés, écorchés, les masques nous donnent à voir l’âme humaine. Le corps, les costumes, le jeu, tout en mouvements, sont à l’unisson. Sans complaisance, le monde est représenté par sa double face tragique et comique à la fois. À l’image du corps estropié de la vieille dame, dont la moitié des membres est composé de prothèses, ne faisons nous pas face à la vie en artisans ? C’est d’ailleurs Porras lui-même qui campe le rôle titre, ce qui ne paraît pas étonnant quand on réalise que Clara tire les ficelles de cette tragi-comédie comme le ferait un metteur en scène. Successivement habillé de noir, de blanc et de rouge, Porras nous offre un personnage excentrique qu’il maîtrise jusqu’au bout des doigts, dégageant une dignité empreinte de raideur.

 

Porras a réussi à rassembler une belle troupe, l’ensemble des acteurs est superbe. Le maire, par exemple, (interprété par Peggy Dias), petit personnage moustachu et grassouillet, sautillant et se dandinant dans tout les sens, ridicule et avide, qui demande à Alfred Ill de se suicider pour permettre aux habitants de s’enrichir sans avoir à se salir les mains. Le curé (Adrien Gygax), longue silhouette filiforme empêtrée dans ses habits qui sent, lui aussi, lui, l’homme Dieu, la terrible tentation de l’argent.

 

D’une puissance indéniable, ce spectacle nous offre un moment jubilatoire face au grotesque de la vie. Enfin, le jeu masqué a aussi ceci d’extraordinaire : faire tomber les masques à la fin du spectacle pour laisser apparaître le vrai visage des acteurs ... ici celui d’artistes de grand talent

 


La Visite de la Vieille dame, de Friedrich Dürrenmatt, adaptation et mise en scène d’Omar Porras

Au Théâtre 71, du 19 au 29 janvier 2016

Durée approximative : 1h50

9 € | 27 € (Hors abonnement)