Deux mardis par mois, Nonfiction vous propose une Chronique Uchronique. Aujourd'hui, et si l'empire abbasside avait mis au point une machine à vapeur au IXème siècle ap JC ?

 

En cette année 830, l'empereur byzantin Théophile II a du mal à en croire ses oreilles : le calife abbasside al-Mamun lui propose deux mille livres d'or et un traité de paix perpétuelle en échange d'un prêt un peu particulier. Le calife demande en effet que l'empereur lui prête Léon le Mathématicien pour quelques mois. Théophile hésite : il faut dire que Léon, immense savant, est l'un des fleurons de l'empire. Dans notre histoire, il finit par refuser, craignant de ne jamais revoir son mathématicien. Imaginons qu'il ait changé d'avis. Un seul homme contre un traité de paix ! Et, surtout, contre de l'or – le basileus sait bien que les traités passent, mais l'or, voilà une valeur sûre. .. Et voilà Léon en route pour Bagdad – l'empereur, toujours poli, lui a laissé le choix : Bagdad ou les geôles du palais impérial.

L'empereur ne le sait pas, mais sa décision va changer le monde. En effet, la Bagdad abbasside est l'une des plus grandes villes du monde, une capitale politique et intellectuelle majeure, où se croisent des savants et des artistes venus de toutes les parties de l'immense monde islamique. Réunis dans la Maison de la Sagesse (bayt al-hikma), fondée par les premiers califes abbassides, ces intellectuels écrivent, échangent, et traduisent, notamment des textes grecs. Léon, évidemment, occupe très vite une place de choix dans ces chaînes de traduction, et c'est ainsi qu'il découvre les textes de Philon de Byzance, Ctébisios, Hiéron d'Alexandrie, qui parlent des arts mécaniques et pneumatiques.

Séduit par les idées de Hiéron, qui recoupent certains de ses travaux antérieurs, Léon a la chance de pouvoir interroger des ingénieurs persans, experts dans les machines hydrauliques. Ses croquis se font plus complexes, plus précis. La dernière découverte est décisive : quelques semaines après la venue de Léon à la cour califale, arrive de l'Extrême-Orient une ambassade de Chinois. Or ceux-ci offrent au calife, ravi, des feux d'artifice, et Léon assiste aux premières explosions. Dans sa tête, les idées bouillonnent : et si on se servait de cette poudre pour porter à ébullition en un bref instant une grande quantité d'eau ?

Tous les ingrédients sont réunis : des textes sur la mécanique, des savoir-faire d'ingénieurs hydrauliques, la poudre noire, et un savant génial, curieux de tout. En 832, Léon fabrique un prototype de moteur à explosion. Celui-ci laisse bien sûr à désirer, mais il est suffisamment efficace pour être conjugué à une scie. Après une grande démonstration publique, l'invention de Léon est très vite remarquée par l'administration califale. Car ces traductions et ces recherches scientifiques répondent souvent à une demande de l'État, qui surveille toujours de près l'activité des penseurs. Léon est placé en résidence surveillée et on lui alloue d'importantes sommes d'argent pour continuer ses travaux. Il y a évidemment beaucoup d'échecs et beaucoup de tâtonnements. Mais, en quelques années, l'atelier de Léon, surnommé « al-Khaliq », « le Créateur », produit des machines à vapeur, immédiatement utilisées, à grande échelle, dans l'industrie. Des scies mécaniques sont installées au Liban, des pompes à vapeur irriguent la Syrie, les fabriques du Caire inventent des métiers à tisser mécaniques, dix fois, puis cent fois plus rapides que les métiers manuels. Toutes ces inventions restent un monopole étatique, ce qui renforce considérablement l'autorité califale – il n'y aura pas d'invasion des Seldjoukides à la fin du Xe siècle.

L'empire abbasside est entraîné dans une fantastique révolution industrielle, qui nourrit un dynamisme économique et commercial sans précédent. L'exode rural s'accélère et Bagdad, Le Caire, Damas, deviennent d'immenses métropoles, riches et peuplées. Sur le Nil et l'Euphrate circulent bientôt des navires à vapeur, alimentées par des chaudières à bois. Car toutes ces machines fonctionnent avec du bois : la nécessité d'avoir du combustible pousse l'empire à conquérir de larges territoires au nord de la mer noire. Il faudra attendre encore deux siècles pour que les ingénieurs trouvent le moyen, après de nouvelles inventions, d'utiliser le pétrole du Hedjâz pour faire fonctionner ces machines.

 En 866, Michel III, fils de Théophile, se morfond dans son palais. Les musulmans sont plus puissants et plus agressifs que jamais. Leurs machines laissent ses espions muets d'admiration : des navires sans voile, des mines qui se creusent toutes seules. Diabolique, murmurent ses prêtres. Inquiétant, répètent ses généraux. Une armée abbasside marche sur Constantinople, approvisionnée par d'étranges chars qui se déplacent sans bœufs ni chevaux, lentement, mais inexorablement. Et l'on raconte que les musulmans ont de nouvelles armes de siège, plus puissantes qu'on ne pourrait le croire, capables, peut-être, d'ébrécher les puissantes murailles de Byzance. L'empereur soupire : si seulement son père n'avait pas laissé partir, il y a des années, ce Léon... peut-être que lui aurait pu trouver un moyen de sauver l'empire !

 

Pour aller plus loin


John J. Norwich, Histoire de Byzance, Paris, Perrin, 1999.

Dimitri Gutas, Pensée grecque, culture arabe. Le mouvement de traduction gréco-arabe à Byzance et la société abbasside, Paris, Aubier, 2005.

Kenneth Pomeranz, La Force de l’Empire : révolution industrielle et écologie, où pourquoi l’Angleterre a fait mieux que la Chine, Alfortville, Ère, 2009.