Quelle stratégie les écrivaines des XIXe et XXe siècles mettent-elles en place pour représenter le vieillissement dans les formes de l’écriture de soi ?

Expressions autobiographiques au féminin : un corpus au spectre large

Vieillir féminin et écriture autobiographique résulte d’un colloque organisé les 12 et 13 janvier 2006, qui réunissait vingt participantes venues de sept pays. On peut regretter – même si l’on n’en est pas étonné – qu’une telle problématique n’ait suscité que des analyses féminines. L’ouvrage s’inscrit dans le cadre d’un projet de recherches interdisciplinaires  autour du vieillir qui a donné lieu à de nombreuses publications du CRLMC : Vieillir en France ; Les Mots du vieillir ; Écrire le vieillir ; Le Vieillir en littérature ; Vieillir à l’âge victorien ; Vieillir en exil ; Vieillir, c’est quoi pour vous ? ; Vieillir dans le métier ; Admirable tremblement du temps ; L’Automne ; D’âge en âge…  

La différence entre les sexes dans le phénomène du vieillissement a déjà été soulignée par Simone de Beauvoir dans son étude La Vieillesse. Cette différence concerne non seulement les transformations physiologiques mais également les aspects sociaux, psychologiques et culturels du phénomène. Annette Keilhauer rappelle à juste titre dans l’introduction de l’ouvrage qu’ "il existe jusqu’au XXe siècle un discours social et culturel qui condamne la femme vieillissante en se focalisant presque exclusivement sur la perte de sa beauté physique et de sa fertilité". Le colloque qui croise la problématique du vieillir, des questionnements concernant le genre autobiographique et la perspective du gender a suscité des contributions variées s’appuyant sur une grande diversité d’expressions autobiographiques féminines.

En se référant en particulier à des études bibliographiques anglaises et américaines, Annette Keilhauer montre qu’au moins jusqu’au début du XXe siècle la production autobiographique laisse une part réduite aux femmes. "L’acte de construction identitaire consistant à s’exposer à un public de lecteurs pour parler de soi s’avère difficile pour de nombreuses femmes, au moins jusqu’au début du XXe siècle. Endossant des rôles complémentaires dans leur vie familiale, professionnelle et artistique, les femmes semblent également avoir plus de mal à reconstruire leur vie d’après une téléologie linéaire. Ainsi, s’affirmer en tant qu’écrivaine et placer le projet d’écriture au cœur d’un récit de soi reste pendant longtemps un acte de transgression qui remet en cause de manière fondamentale le confinement de la femme à la sphère privée caractéristique de la société bourgeoise."   La correspondance et le journal intime, autres modalités de l’écriture de soi, parce qu’elles ne sont pas portées a priori par un projet de publication, apparaissent en revanche comme des formes privilégiées par les femmes.

Le recueil convoque donc des formes d’expression extrêmement variées qui vont de la correspondance de George Sand aux films d’Agnès Varda en passant par des journaux personnels (May Sarton, Françoise Giroud, Christiane Rochefort), des autobiographies (celles des féministes néerlandaises Mina Kruseman et Betsy Perk, de Lucie Delarue-Mardrus et d’Anna de Noailles, de Lilian Scalero, de Violette Leduc, de Christiane Rochefort), des autofictions (Colette, Rachilde, Marguerite Duras), des textes à l’étiquetage difficile comme celui de la Belge Jacqueline Harpmann, La vieille dame et moi, pour lequel Gina Blanckhaert hasarde l’appellation d’ "autographie analytique" ou ceux de Dominique Rolin et de Hélène Cixous. L’extrême diversité du corpus convoqué présente peut-être le risque de brouiller les interrogations initiales – la question du vieillir féminin à partir de phénomènes d’écriture autobiographique des XIXe et XXe siècles dans un cadre transculturel – quand les contributrices font porter leur analyse sur des textes romanesques. L’on peut d’ailleurs à cet égard accueillir avec scepticisme une des propositions formulées dans l’introduction : "La remise en cause par la littérature moderne de la dimension référentielle du récit autobiographique au courant du XXe siècle se révèle favorable aux femmes, en tant qu’elle abolit la linéarité du récit et l’homogénéité de la construction identitaire du "je" parlant."   L’introduction d’innovations formelles dans le genre autobiographique ne signifie pas pour autant qu’on en ruine la dimension référentielle.

La diversité des contributions est ordonnée par l’agencement chronologique du recueil qui tendrait à  suggérer qu’au fil des générations, les écrivaines "se libèrent davantage des préjugés contre le vieillir féminin pour retrouver des problématiques existentielles du vieillissement dépassant les frontières entre les sexes et les confronter à travers des stratégies discursives très diverses, presque toutes caractérisées par une grande franchise vis-à-vis des réalités du vieillir."  


L’écriture du vieillir : variations génériques et stratégies textuelles

Correspondances, journaux personnels, autobiographies : l’écriture du vieillir ne s’inscrit pas de la même façon selon le genre considéré. Si la problématique du vieillissement n’est pas abordée sans réticences ni esquives dans les textes autobiographiques au sens strict –  les autobiographies de Lucie Delarue-Mardrus, Anna de Noailles, Violette Leduc parmi d’autres en témoignent – la confrontation avec ce grand tremblement du temps se fait plus frontale dans les correspondances et les journaux. Il en va ainsi de George Sand, figure emblématique s’il en est : elle choisit de donner dans sa correspondance une vision positive du vieillissement qui bat en brèche les représentations en usage au XIXe siècle. Au siècle suivant, Violette Leduc, peu loquace sur le vieillissement dans ses textes autobiographiques, pose cette même question de façon parfois lancinante dans sa correspondance privée en l’associant à l’idée de solitude. Il revient peut-être à May Sarton, romancière, essayiste et poétesse américaine (1912-1995), de faire de la vieillesse le centre névralgique du journal de ses dernières années et de suggérer que l’écriture du vieillir se heurte au désintérêt sans doute doublé d’appréhension des lecteurs et nécessite la mise en œuvre d’une expression radicalement neuve : "L’ennui, c’est que personne ne s’intéresse à la vieillesse avant de l’avoir atteinte : une terre étrangère, dont la jeunesse et même les adultes ignorent le langage." (Nous, les vivants ?)

De façon générale l’on constate que les écrivaines déploient dans leur confrontation avec le vieillir des stratégies textuelles variées qui vont de l’omission ou l’esquive à l’idéalisation en passant par l’appropriation ou la dérision. L’écriture revêt pour la plupart une dimension curative dans la mesure où elle représente un forme de résistance opposée à la dégradation physique, à la moindre acuité intellectuelle, à la détresse morale, à l’approche tâtonnante d’une fin dont on ne connaît pas le terme. C’est Christiane Rochefort qui, dans son Journal occasionnel intermittent, résume implacablement et impeccablement la situation : "C’est moi qui commande, c’est pas mes os, c’est pas mon âge, mes os je leur laisse prendre leur dû. Et moi, c’est l’écrivain. Faut pas lâcher."  "Être jusqu’au bout un corps-stylo fauteur de rythme", le souhait de Dominique Rolin est probablement communément partagé.


Vieillir / écrire : la même expérience de l’étrangeté

Si ces actes de colloque n’échappent pas à l’écueil traditionnel de l’exercice – succession de monographies et manque d’une synthèse panoramique en dépit de l’introduction bien informée d’Annette Keilhauer – ils présentent toutefois des analyses intéressantes (importance de la filiation fille/mère/grand-mère dans la prise de conscience et dans la représentation de son propre vieillir, mise en évidence des stratégies diverses empruntées par les écrivaines pour écrire le vieillissement selon que l’on est autobiographe, épistolière ou diariste). On retiendra au terme de ce parcours l’équivalence tendue entre l’expérience de l’écriture et celle du vieillissement. Les deux expériences nous confrontent à une certaine énigme de l’existence qui nous porte toujours au-delà de nous-mêmes dans une distance à soi impossible à combler ; nous restons prisonniers d’une expression inadéquate à notre pensée qui toujours passe à autre chose, la "self-variance" selon la terminologie valéryenne peut-être proche de la "différance" dans l’acception derridienne reprise par Catherine Bouthors-Paillart  dans son intéressante analyse de l’incipit de L’Amant de Marguerite Duras : "De manière significative, la définition derridienne de la différance pourrait aussi bien concerner le vieillissement que l’écriture, comme si l’épreuve de l’inadéquation radicale et sans cesse renouvelée de soi à soi qu’est le devenir du sujet humain recoupait une autre hétérogénéité non moins radicale, celle des mots et des choses – celle aussi du sujet parlant et de sa langue. De même que l’écriture est l’épreuve sans cesse re-suscitée de l’impropriété de toute langue […], le vieillissement serait lui-même, pour paraphraser Derrida, l’aliénation originaire – c’est-à-dire le devenir autre – qui institue chaque sujet humain dès sa venue au monde comme l’autre de lui-même. De même encore que tout sujet s’éprouve toujours déjà étranger à sa langue dans le temps même où il trouve à s’inscrire en elle, dès sa naissance il se voit vieillir et ne peut se considérer lui-même que dans la différence et l’étrangeté de ce devenir autre."