On pourrait venir avec l'idée, et même l'envie, d'y retrouver du familier, du commun. Bar. Jachère. Des mots qui ne laissent pas sans image. Question de lieu, de paysage, mondes en suspension, air de relâche, pas désagréable de se laisser un peu aller. On pourrait vouloir venir y chercher quelque chose, au détour d'un verre.

De premier abord, on pourrait retrouver dans chaque personnage un archétype. La tenancière du bar qui connaît ses clients, leurs vices et travers, et pose les limites ; le pilier de comptoir ici comme chez lui qui vient raconter sa vie et ses malheurs ; l'habitué interdit de comptoir parce qu'il en a trop fait ; la vieille marginale du quartier qui délire ; l'amoureuse désirable qui papillonne autour du bar et l'inconnu qui s'arrête au passage. De ces caractères qui rassurent parce qu'ils sont connus, parce qu'on croit les connaître.

Et pourtant, quelques éléments épinglent l'oeil du spectateur et font grincer la partition. Les lignes qui tendent l'espace tout d'abord. Celles qui, dans la largeur et la profondeur du plateau, insinuent des symétries qui n'en sont pas forcément. Le bar, massif, à l'angle droit au fond ouvre un large spectre scénique, occupé sur le devant par une sorte d'avant-scène en territoire du dessous. Car, dans sa hauteur, l'espace de jeu induit un volume en trois niveaux : ce territoire du dessous, la ligne du bar au milieu puis celles des oiseaux et des lumières au-dessus. L'univers sonore ensuite, peuplé de bruits qui grésillent, de métaux qui s'entrechoquent, de tuyaux qui se déversent et une machine qui crache ses vapeurs. Le jeu des lumières enfin, dont les filaments s'emportent ou s'apaisent au gré de la tension ambiante.

Autant d'éléments qui nous engagent à voir au-delà de ce que nous étions, peut-être, disposés/imaginés à voir. Dans cet espace, c'est le bar qui donne lieu. Il affecte les corps et les porte au-delà de leur apparence première. Nous ne sommes pas ici dans une comédie de boulevard qui vient singer, taquiner les vices et codes de ce lieu. Le bar, cette jachère, nous fait pénétrer dans les marges.

« Je parle d'un lieu où je ne devrais pas être. (...)
Je crie pour entendre ma voix. Personne ne m'entend. (…)
Là où nous sommes, nous ne sommes pas. Je vous parle d'un lieu où nous ne sommes pas ».


« Où est-il? Est-il parti? Est-il revenu? S'est-il perdu ? Qui était-il? »


« C'est un type. Il vit dans le pays de l'illusion. Tout n'est qu'illusion, illusion, illusion.
Il y a un fleuve, de l'autre côté c'est le pays de la vérité. Alors qu'est-ce qu'il fait? Il plonge, il nage, il y a du courant, il s'épuise. Il arrive de l'autre côté. Il se retourne, il n'y a pas de fleuve »


« Personne ne vole mes mots dans ma bouche »



Derrière les quelques répliques déjà connues, presque attendues, car quasi-typiques de l'endroit, les personnages féminins semblent traversés par les mythes : la tenancière se fait Pénélope, la jeune fille a le pouvoir envoûtant de Méduse, elle syncope et convulse à chaque contact physique, la vieille clocharde est sorcière et Cassandre. Ces personnages puisent leur énergie trouble dans les imaginaires des textes donnés à lire par Jean-Yves Ruf pour l'écriture de plateau (Dante, Ovide, Murakami, Artaud … et Emmanuel Bove, auteur qui a inspiré les personnages masculins) mais aussi dans la densité propre à chaque comédien.


Un univers pour le moins inquiétant se déploie en ritournelle de telle sorte que la tension se comprime sans jamais sembler vouloir se nouer ou se dénouer, se rompre ou éclater. Le drame est cercle vicieux dont on ne sort pas – l'inconnu de passage s'y enfonce d'ailleurs. Une ambiance oppressante qui peut être difficile à supporter mais qui procède d'une raison narrative forte. Bienvenu aux enfers?

 

Théâtre Gérard Philipe

Mise en scène : Jean-Yves Ruf

Jusqu'au 24 janvier

Durée : 1h30