Adrien Genoudet est historien du visuel, enseignant à Sciences Po, et doctorant associé à l’Institut de l’Histoire du Temps Présent (CNRS). Il dialogue aujourd’hui avec notre partenaire Cases d’Histoire sur le premier ouvrage de la collection Graphein, qu’il codirige aux éditions Le Manuscrit. Un essai qui s’interroge sur la représentation du passé par le dessin, dans une bande dessinée.

 

 

Cases d’Histoire : Dans ce livre qui traite de bande dessinée, pourquoi avoir choisi de vous focaliser sur le dessin ?


Adrien Genoudet : Parce que le geste du dessinateur me passionne et parce qu’on oublie trop souvent que la bande est dessinée.

Depuis quelques années j’avais du mal à trouver des réponses en ce qui concerne les rapports entre histoire et bande dessinée, j’avais souvent l’impression que la position de l’historien était trop imposante. Puis, en observant des dessinateurs et en les écoutant, je me suis rendu compte qu’il fallait décaler le problème, faire un pas de côté, interroger le couple « bande dessinée et histoire » d’une autre façon.

Le dessin m’est vite apparu comme une évidence : tout est contenu dans le geste du dessinateur, dans sa main, dans la manière dont il aborde la question du tracé. Le dessin est une trace et une écriture. Si la question n’est pas de se demander quelles sont les interrelations, les rapports entre la discipline historique et la bande dessinée, c’est parce qu’elle se situe davantage, à mon sens, du côté du dessin en tant que geste imageant, en tant que geste artistique qui vient permettre, par de nombreux procédés, une réincarnation visuelle de l’« histoire ».

En me focalisant sur le dessin et en l’interrogeant dans toute son historicité – « dans chaque geste affleure beaucoup de sa préhistoire » note Harun Farocki – il m’a semblé qu’on pouvait parler autrement de ce couple « histoire et bande dessinée ». Mais il y a encore beaucoup à faire. Ce n’est qu’une ébauche, qu’une première proposition…

 

Cases d’Histoire : Vous parlez de « beauté du geste » et d’histoire. Quel rapport voyez-vous entre les deux ?

 

A.G. : Il n’y a pas vraiment de rapport… Ce que j’essaie de dire en parlant de « mains levées » ou de « beauté du geste » c’est comment un dessinateur passe d’un geste que l’on pourrait dire « libre » – faire un dessin à « main levé », comme lors d’une dédicace – et les dessins qui, nécessairement, ont ce que j’ai appelé une « part inspirée ». La beauté du geste, si on veut, c’est le dessin pour soi, pour l’autre, c’est le dessin sur la nappe de papier de restaurant…

Or, ce que j’ai étudié, c’est la position du dessinateur qui se retrouve face à un désir de vraisemblable, de « vérité historique ». Dès lors, la « beauté du geste » s’estompe et le travail du dessinateur devient plus laborieux, spécifique, complexe. Une des questions du livre est de se demander ce que cela implique de « dessiner le passé » ; comment dessine-t-on une époque que le dessinateur, par définition, n’a pas vécue, n’a pas vue ? Et bien, la plupart du temps, pour « faire de l’histoire », le dessinateur s’inspire de visuels déjà existant, de photographies, de films, de gravures, etc. La beauté du geste est donc différente, moins souple : le dessinateur est pris dans des influences, des codes visuels, une « grammaire visuelle » pour reprendre Gombrich. C’est cela que j’ai essayé d’analyser et d’interroger.

 

Cases d’Histoire : Vous faites une différence entre passé et Histoire. Quelle est-elle ?

 

A.G. : C’est une distinction très importante que je n’ai fait qu’effleurer et qui vient avant tout de Gil Bartholeyns dans un article qu’il a publié en 2013 intitulé « Loin de l’Histoire ». Pour lui, il faut dorénavant faire une distinction entre la culture du passé, les pratiques culturelles de l’histoire et l’histoire en tant que discipline historique, universitaire et professionnelle. Je suis tout à fait d’accord avec cela.

Mais j’ai tenté de compléter sa proposition que je trouve passionnante. Il me semble que parler de « passé » nécessite de s’intéresser au visuel, aux images. Pour moi, le passé est une image : c’est un ensemble dont nous héritons, que nous partageons et que nous diffusons – et qui influence directement notre manière de faire de l’histoire – qu’il faut dorénavant analyser plus systématiquement. Dire le « passé est une image » c’est dire que par définition le passé est un souvenir, dans le sens de Bergson, et que pour le saisir pleinement il faut comprendre et dénouer sa composition en tant qu’image, en tant que projection, en tant que mémoire visuelle. Le passé est ce dont nous nous souvenons, individuellement ou collectivement : pour moi, nous nous souvenons en images, par définition. Comment ce passé s’élabore-t-il ? Comment ce dernier a-t-il une performance dans nos sociétés ? Comment est-il politisé, diffusé, dilué, absorbé etc. ? Ces questions n’ont pas encore véritablement de réponses et pourtant il suffit de regarder Games of Thrones pour voir que l’histoire est visuelle : cette série est un condensé passionnant d’un héritage visuel partagé et condensé, gigantesque, et pas encore dénoué. Cette série illustre à elle seule ce qu’est le passé : une culture visuelle composite héritée et diffuse « qui nous dit quelque chose », c’est-à-dire que cette culture visuelle héritée est aussi chargée de discours très divers.

 

Cases d’Histoire : Quelle est l’alternative à l’historien qui se contente d’être un « redresseur du vrai » de la bande dessinée historique ?

 

A.G. : Je ne crois pas que ce soit une question d’alternative mais de capacité à décentrer le regard, l’attention. Je pense ici que c’est une question de « regard posé sur » : un objet culturel, une production artistique, etc. Nous le savons bien, l’historien qui va passer son temps, après avoir vu un film ou lu une bande dessinée, à dire que tel ou tel vêtement est anachronique, que tel ou tel dialogue est improbable, etc. est une posture positiviste qui n’a aucun sens au regard des productions artistiques et culturelles. Une fois encore, c’est en considérant le « passé » en tant que notion culturelle et historienne que l’on peut s’intéresser aux réalisations visuelles.

D’ailleurs, la question du livre est sans doute moins « la bande dessinée historique » ou le dessin que le regard que l’historien pose sur ces œuvres… J’ai voulu décaler la question de la « bande dessinée » historique en me demandant, culturellement, pourquoi nous avons tant besoin de vraisemblable lorsque nous lisons ou réalisons une production artistique. Pourquoi avons-nous tant besoin que tel bâtiment soit exactement, trait pour trait, celui de telle époque, de telle date ? Qu’est-ce qui se cache derrière cette « injonction du vraisemblable », ce désir de « vérité historique » ? Qu’est-ce que cela peut bien dire de notre rapport culturel à l’histoire ? En fin de compte, lorsqu’un historien se fait « redresseur du vrai », il répond à une injonction contemporaine et sociale – quelque peu éculée – qui en dit long sur les productions culturelles et artistiques d’aujourd’hui qui parlent du passé. Mais, une fois encore, ces questions sont ouvertes… Elles n’ont pas encore de réponses… C’est, d’une certaine manière, ce que nous essayons de faire dans le séminaire et cycle de rencontres que j’anime avec Vincent Marie et Pierre-Laurent Daurès à la BNF.

 

Cases d’Histoire : Pourquoi avoir pris en exemples les travaux de Séra et David Vandermeulen ?

 

A.G. : Avant tout parce que j’aime beaucoup leurs bandes dessinées et parce que j’ai pu longuement discuter avec eux de leur travail, et deuxièmement parce qu’ils mettent en jeu de nombreux processus pour faire naître leurs images. Enfin, parce qu’ils détournent de nombreux codes de ce qu’on peut appeler la « bande dessinée historique ». Séra et David Vandermeulen ne s’arrêtent pas au geste du dessin, ils composent leurs images minutieusement et ils m’ont permis ainsi de mettre au jour des méthodes, des fabriques d’images que je ne soupçonnais pas et qui sont riches d’enseignement.

Séra a été contraint de quitter le Cambodge au moment de l’arrivée des Khmers Rouges en 1975 et s’est retrouvé exilé en France. Depuis cette époque, il cherche à reconstituer et raconter visuellement une histoire qu’il n’a pas vue : il fait donc avec tout ce qu’il a comme documentation, comme ouvrages, comme films, etc. pour reconstituer une image qu’il souhaite proche de la réalité. David Vandermeulen, quant à lui, a mis en place des processus très complexes pour dessiner Fritz Haber ; son travail est passionnant pour celui qui tente de définir ce « passé » en tant qu’image.

Or, dans tous les cas, et c’est cela qui me semble intéressant, nous ne sommes pas face à des questions relatives à la « vérité historique », à la « réalité historique », mais à des questions d’images, de représentations, d’incarnations, de projections.

 

Cases d’Histoire : Pour finir, pouvez-vous préciser le concept d’ « effervescence des images » ?

 

A.G. : Une des questions transversales du livre, qui explique son sous-titre « Pour une histoire visuelle », est celle de la place du visuel en histoire. Disons-le rapidement : rares sont les historiens qui parlent bien des images. Pendant longtemps, à travers l’histoire culturelle, l’histoire des mentalités et autres, les historiens ont parlé sur les images : des tableaux, des films, des illustrations, des affiches etc. La plupart du temps, on s’intéresse à l’avènement d’un visuel à un moment donné dans le temps. Or, une image n’est pas une, elle n’est ni unique, ni immobile. On le sait, une image circule, une image est fluide, elle apparaît puis elle est diffusée, elle est appropriée, puis réappropriée etc. au cours du temps. Une image n’a pas de vie parce qu’elle ne meurt jamais. Parler d’ « effervescence des images » c’est replacer le travail de l’historien au centre de ces mouvements dans le temps des images. C’est-à-dire que pour tenter une approche méthodologique de l’histoire visuelle, il s’agirait d’arriver à documenter, par le biais d’archives et d’enquêtes, tout ce qui caractérise le mouvement d’une image à travers les années et les époques.

Autrement dit, il ne s’agit pas de s’arrêter à l’apparition et à la réalisation de La Liberté guidant le Peuple par exemple mais d’approfondir, à travers le temps, toutes les reprises, les discours, les appropriations, les détournements, etc. qui font que ce tableau est en perpétuelle effervescence. Partir des esquisses de Delacroix pour aller jusqu’au T-shirt dans les boutiques souvenirs… En fait, pour le dire simplement, l’idée est de constituer des cartes d’identités temporelles des images. Pour cela, il faut que ça devienne une discipline, il faut des chercheurs, des fonds… Enfin, étudier l’ « effervescence des images » peut nous permettre de mieux comprendre comment ce « passé », en tant qu’univers visuel et culture hérités et diffusés s’est construit et comment il a des influences multiples dans le monde contemporain. Je pose la question, dans le livre « pourquoi dessine-t-on un romain en toge ? », je peux poser la même question au film de Ridley Scott, à la série Rome, à une attraction dans un Luna Parc : la toge, en un sens, vient de l’effervescence des bas reliefs romains et de ses multiples mobilités, réinterprétations, reprises, etc. Cela peut nous permettre de comprendre comment se constituent des « clichés » visuels, des imaginaires collectifs, des « idées reçues »… En bref, faire de l’histoire visuelle aujourd’hui, c’est ouvrir les yeux, véritablement, sur ce qui nous précède