La parution d’un essai posthume d’Alphonse Dupront offre l’occasion de revenir sur ses études de l’art chrétien en Occident.

L’œuvre d’Alphonse Dupront continue de fasciner les historiens, comme en témoignent les travaux qui lui sont aujourd’hui consacrés   . La parution d’une « iconologie historique », vingt-cinq ans après la mort de son auteur, témoigne de cette même curiosité. L’œuvre d’Alphonse Dupront a souffert d’une relative méconnaissance   . Si son Mythe de Croisade fait désormais office de référence historiographique sur l’idée de croisade   , la richesse et l’étendue des centres d’intérêt de l’historien demeurent encore mal connues. Cela tient d’une part à l’aspect fragmentaire de son écriture – Alphonse Dupront était un auteur rare ou, pour le moins, peu pressé de « produire » – et, d’autre part, à un style que d’aucuns ont pu juger hermétique. A cet égard, l’heureuse initiative des éditions Gallimard permet de voir ce qu’a représenté l’histoire de l’art religieux occidental pour le « maître »   , comme le surnommaient affectueusement ses disciples. Toutefois, autant le dire d’emblée, en raison même de sa nature posthume, ce livre constitue pour le lecteur à la fois une grande joie, et une intense frustration. Joie de pouvoir cerner l’armature théorique qui informait les études déjà parues   , mais frustration d’être confronté aux apories d’une écriture qui n’a pu trouver de geste conclusif.

 

De l’ordre et de la méthode

 

Si Alphonse Dupront retient comme sous-titre l’expression « iconologie historique », il est notable qu’il ne fait pas mention des grands noms de cette discipline comme Aby Warburg, Erwin Panofsky, Ernst Gombrich, etc. La réflexion de l’historien ne part pas d’un cadre théorique alors constitué mais d’un constat, celui de l’omniprésence de l’« imagier de religion ». Face à la profusion des images, à leur diversité et surtout à leur luxuriance, Alphonse Dupront décide d’énoncer ce qu’il entend être les principes organisateurs d’une analyse de l’« image de religion dans l’Occident chrétien ».

À ce propos, il ne faut pas se méprendre sur ce que devait être ce livre. S’il est bien plus qu’une simple méthode d’analyse des œuvres d’art, il est aussi, et dans une large part, un guide méthodologique. Plus de la moitié de l’ouvrage est dédié aux manières d’organiser des typologies – par regroupement géographique, par regroupement thématique, par un croisement des deux. Si on devait résumer brutalement le contenu de ces parties ayant pour objet la constitution du « corpus », on pourrait dire qu’Alphonse Dupront n’oublie pas qu’une étude iconologique peut, certes, être consacrée à un chef-d’œuvre, mais qu’il est tout aussi intéressant de classer les œuvres, de quantifier les productions, d’organiser des séries analysables. C’est ainsi qu’on peut faire ressortir les évolutions dans les œuvres consacrées au « couronnement de la Vierge »   . C’est grâce à la constitution d’un corpus dense et cohérent que l’auteur peut évoquer un épuisement des représentations du couronnement de la Vierge au cours de la période moderne , auquel on préfère désormais la figure de la mater dolorosa ou celle de la Mère d’intercession. Cette substitution des thèmes de prédilection de la peinture religieuse s’explique par l’évolution concomitante du culte marial : les modulations du corpus sont ainsi le reflet des nouvelles préoccupations de la société, même si l’on retrouve encore les motifs anciens, comme le prouve le Couronnement de la Vierge de Rubens. On pourrait aussi évoquer à titre d’exemple la belle analyse de la figure de Madeleine. Comme il l’écrit : « … il est aisé de pressentir tout ce qui peut confluer dans cet univers pictural magdalénien : plénitude de la chair assumée et sublimation par l’amour ; sentiment infus du péché et ascèse pénitentielle ; la femme dans la vie christique et l’inaccessibilité du Christ-Dieu ; l’impossible Eros et la libération sacrificielle, et plus mondainement, dans les siècles modernes, l’élection de la pécheresse et son salut glorieux   ».

Si parfois les recommandations d’Alphonse Dupront semblent relever du simple bon sens – comme essayer de bien identifier toutes les œuvres d’un maître – il faut toujours garder à l’esprit que s’il existe de nombreuses études sur l’image religieuse et sur son sens, bien rares sont les tentatives proposant un modèle d’analyse iconologique exhaustif. La remarque a d’autant plus d’acuité que l’écriture de l’ouvrage remonte à plus de vingt-cinq ans et que depuis, ces méthodes ont bel et bien été appliquées. Ainsi, même si cette première partie peut parfois apparaître hors de propos car trop méthodologique, elle est en réalité essentielle à l’ouvrage car elle lui donne son armature théorique. Par ailleurs, comme toujours avec Dupront, elle est l’occasion de fulgurances aussi brillantes que réjouissantes.

 

Le besoin d’image

 

Le livre part d’une grande question : « pourquoi quelque chose plutôt que rien ? ». En effet, que faire du deuxième interdit énoncé dans le Décalogue : « Tu ne te feras pas d’idole, ni rien qui ait la forme de ce qui se trouve au ciel là-haut, sur terre ici-bas ou dans les eaux sous la terre » (Ex, 20, 4). On peut tout d’abord faire crédit à l’historien d’une bonne connaissance de la portée exacte de l’interdit, puisque comme le rappelle la Traduction œcuménique de la Bible (TOB) dans une note : « l’interdit de la fabrication d’images et de leur vénération concerne les représentations des divinités autres que le Seigneur ; les trois lieux d’habitation des forces divines sont mentionnés : le ciel, le monde souterrain et l’abîme ».  Même avec cette précision, il n’en demeure pas moins la question cruciale de l’abondante présence d’œuvres d’art religieux en Occident. À cette dernière, Alphonse Dupront répond d’une manière à la fois simple et déterminante. Il avance que « l’Occident sait mal prier sans images » et que « ce qui lui est étranger c’est le vide mental »   . Outre une dimension apologétique évidente, « l’image de religion se fait (…), par son anthropomorphisme dominateur, communication sensible du divin sur terre ». L’historien, se faisant anthropologue conclut alors que « la forme humaine est le langage naturel de la société de l’au-delà »   . On retrouve cette idée déjà exprimée dans des articles ayant, plus particulièrement, trait à la peinture de la Réforme catholique lorsqu’il expliquait que le but de l’art était « de faire descendre le ciel sur la terre… d’ouvrir pour les hommes de la terre la société souveraine des cieux »   . On doit débattre de cette explication dupronienne, mais il est indéniable qu’elle constitue un modèle explicatif fort.

Il est possible avec elle de rendre compte des difficiles choix opérés pour constituer l’« image théologique de Dieu », l’Imago Dei. Dieu doit-il être représenté en jeune homme ou en vieillard débonnaire ? Et le Christ   ? Quelle représentation pour le Saint-Esprit, une colombe ou une forme humaine ? Sous quelle forme, humaine ou bestiale, faire apparaître le Diable ? Quelles peuvent être les représentations du Purgatoire ? Et que dire de la difficile représentation de la Trinité, voire de la Quaternité, soit la Trinité plus la Vierge  ? Toutes ces questions, dont l’historien déroule la longue histoire avec brio, ont trait à l’imaginaire le plus profond des sociétés occidentales. En montrant ses grandes inflexions, Alphonse Dupront pointe les évolutions dans ces mêmes représentations. Par ailleurs, loin de se cantonner à une étude des grandes œuvres, sa curiosité l’amène à prêter attention aux diverses formes d’art religieux, lui permettant de faire voler en éclat les catégories toujours suspectes d’« art populaire » et d’« art savant ». Mona Ozouf rappelle avec élégance dans sa préface qu’il se refuse « à exprimer une réticence, ou à faire entre les images un tri quelconque, esthétique ou moral. D’une part comprendre exige de tout prendre. D’autre part, tout ce qui est élaboration d’homme contient sa vérité »   .

L’image de religion est donc un beau livre, aussi bien formellement que dans son contenu. Pour autant, sa publication posthume et tardive ne peut entièrement satisfaire. En premier lieu, demeure ce sentiment d’inachevé, qui découle de l’aperçu au détour d’un chapitre d’une phrase indiquée manquante ou d’une page non-retrouvée. Il y a ensuite la quasi absence – mais il paraît impossible qu’il ait pu en être autrement – de l’appareil critique. Ce dernier point donne parfois l’étrange impression que l’étude plane hors sol, dans une sphère intellectuelle qui lui serait propre – on se risquerait même à dire : parmi les nuées. Enfin, mais il s’agit d’une autre forme de reconnaissance, on est toujours frustré qu’Alphonse Dupront ne multiplie pas davantage les commentaires d’œuvres, tant son talent de conteur, allié à sa rigueur d’historien, en fait un guide passionnant