Entre étonnement, érudition et naïveté, un regard renaissant sur les monstres. Ou comment comprendre en une époque de désenchantement du monde. 

C’est une édition fort sympathique et importante qui est présentée dans cet ouvrage en livre de poche. Mais avant de détailler les raisons de l’affirmer, rappelons que l’auteur du manuscrit ainsi mis à la disposition du grand public fut médecin, père de la chirurgie moderne, praticien médical reconnu, appelé d’ailleurs souvent à la cour, pour y soigner des rois. Il est né en 1510, en Mayenne, il meurt en 1590, honoré par beaucoup. Entre temps, il a rédigé ce traité sur les monstres, un traité érudit, accompagné de force documentations et dessins, de sa plume, composé à partir de nombreux échanges avec les savants de son époque. C’est aussi tout le XVIe siècle qui défile sous nos yeux et, comme nous le verrons, les problèmes épistémologiques de l’époque.

 

En première approche, bien sûr, beaucoup se laisseront aller à sourire des mille et une naïvetés qu’on y découvre. D’autres se demanderont si un certain humour ne fait pas trembler ces pages pas si éloignées que cela de l’encyclopédie de l’empereur chinois qui faisait rire Michel Foucault, comme il le raconte dans la préface de Les Mots et les choses. Et nous voici, en effet, en présence d’un porc à tête humaine, d’un enfant né avec un seul bras, d’un autre à deux têtes, d’une femme qui enfante un serpent, d’un homme né aveugle et guéri par le Christ, d’une créature à quatre cornes sur la tête, de deux filles conjointes par les reins, d’un homme du ventre duquel sort un autre homme, d’un visage aux cheveux fait de petits serpents, etc. Aucun cas, en lui-même, ne prête à sourire, en vérité, mais leur mélange, les rapprochements et successions, toute cette iconographie de la monstruosité animale et humaine, accompagnée d’une suite d’anecdotes bizarres et de récits ahurissants (notamment celui de cette servante qui, préparant une omelette, trouve dans un œuf une face et visage d’un homme) forme un ensemble grotesque qui ne peut que surprendre et conduire à prendre des distances avec le texte par le rire.

 

Néanmoins, l’affaire prend vite un autre tour. Les propos et descriptions renvoient le plus souvent à des objets que l’on trouvait à l’époque dans les cabinets de curiosité, tels qu’on en pouvait encore voir un, récemment, au musée des Confluences de Lyon, et peut toujours en fréquenter un au château de Oiron. Et c’est déjà tout autre chose qui se profile, car ces objets entraient alors dans un double jeu : valoir pour eux-même, pour la surprise suscitée, et valoir pour les rapports qui se tissent d’un objet à l’autre (par les formes, par les couleurs, par les origines, etc., en fonction du rangement). Les cabinets en question, de même que les ouvrages comme celui-ci, visaient autre chose que le simple fait de présenter une collection sans destination. Loin d’être les ancêtres de nos musées, la partie qui s’y déroule est plutôt celle de l’accumulation de découvertes bouleversantes, de la collection d’objets rares et prodigieux, de la confrontation avec les frontières apparemment bien établies entre les règnes, les différentes créatures et les connaissances encore gouvernées par la théologie.

 

Dès lors, cet écrit devient une pièce essentielle dans un autre jeu : celui de la philosophie ou de l’épistémologie d’une époque de désenchantement du monde. Encore faut-il comprendre que ce désenchantement n’a pas lieu d’un seul coup, uniformément et sans polémiques violentes, bien que celles-ci prennent souvent la forme, moins explicite, de constatations déstabilisantes. Le livre de Paré se place au point de bascule où la théologie demeure centrale mais doit être révisée, et où les savoirs nouveaux se cherchent encore un socle épistémologique délicat à élaborer. Le monde n’est plus cette forêt de signes qui chantait la gloire de Dieu. On peut apprendre à regarder les choses autrement. Le regard doit pouvoir se déplacer, mais il n’y arrive pas toujours.

 

Les monstres deviennent dans ce contexte le point central de l’achoppement : ou bien ils relèvent du surnaturel et on ne sort pas du Moyen Âge, ou bien on peut les regarder en médecin, comme des modes de prolifération du vivant, et on s’approche d’une conception du monde du vivant sans signification ni finalité. Ou bien la divination, et la nécessité de déchiffrer le monde au travers des textes sacrés ou de ceux de la magie, ou bien la fin des allégories et le début d’une pensée rationnelle. Mais si l’opposition était aussi tranchée et aussi aisée à vivre à l’époque, Paré n’eut jamais écrit. C’est justement parce qu’il faut s’organiser, se confronter à l’insolite, afin de le comprendre autrement, qu’il prend la plume. C’est au cœur de ses mots, de ses phrases, de ses interrogations que commencent à poindre les nouvelles exigences, sans que le monde ancien bascule aussi rapidement qu’on le voudrait dans les « ténèbres ».

 

Que faire du monstre de Ravenne : le traiter comme un signe de la colère de Dieu ou le rattacher au groupe des hermaphrodites, illustrant des problèmes de semence ? Car le terme de « monstre » l’indique : le monstre montre quelque chose. Quoi ? Il porte d’abord des messages venus d’en haut, et relève de l’art de la divination. C’est ce que disent les théologiens. Et si ce n’est pas Dieu, alors le Diable ? Ou plutôt des causes médicales ? Encore peut-on parfois décider d’une pluralité de causes, et ce n’est pas toujours dû à la méfiance à l’égard de l’Inquisition. Le savoir ne se déploie pas à marche forcée, mais par tâtonnements. D’ailleurs, les taxinomies proposées – par exemple, celle qui ouvre l’ouvrage : « causes surnaturelles, causes naturelles, ... » – ne sont bientôt plus respectées dans le livre même, puisque, la recherche s’épanouissant, il faut les réviser, les reprendre, les reclasser, bref faire l’effort de comprendre, encore et toujours.

 

Paré est parfois désemparé. Il existe des monstres qui échappent à la classification. Plus il multiplie les exemples cités, plus l’hypothèse divinatoire se dissout, même s’il ne veut pas l’abandonner entièrement. Au passage, l’auteur de la préface ajoute que cette dissolution s’observe aussi d’une édition de l’ouvrage à l’autre. Paré se ravise, il tâte le terrain, émet une hypothèse, suivie bientôt d’une autre, reconduit vers la médecine autant que possible, mais parfois ne peut guère valoriser autant qu’il le souhaiterait l’anatomie, les maladies infectieuses, les poisons, l’obstétrique. Très souvent c’est la qualité et l’abondance du sperme géniteur qui sont mis en cause, montrant aussi par là l’état des connaissances dans ce domaine.

 

Enfin, on sera sensible à un double fil conducteur : le vivant et le divin. Le tissage de ces deux fils parcourt l’ouvrage entier. Mais les combinaisons se multiplient. Renvoyer le monstre à la seule prolifération du vivant ne suffit pas. À quelles fins ? Et si on disait plutôt que le vivant produit des monstres pour mieux chanter la gloire de Dieu, ils seraient par conséquent les représentants de l’exubérance de la Création, persévérant à chanter la gloire du Créateur ! C’est toute l’industrie divine qui est donc finalement valorisée, par quelqu’un dont les travaux débouchent sur le renoncement à cette idée ! Paradoxe ? Sans doute, car dès lors, les monstres n’altèrent pas l’harmonie de la Création, bien au contraire, ils s’inscrivent dans l’ordre du monde créé et en manifestent la puissance. Le monstre est une pièce décisive dans l’ordre et l’harmonie du tout, micro- et macrocosme confondus, l’un se reflétant dans l’autre.

 

Autant dire, alors, que cet ouvrage permet en fin de compte d’étudier la naissance du monde scientifique moderne, sans céder aux simplifications laissant croire que tout se joue à chaque fois de manière presque magique. La naissance d’un concept ne doit rien à la magie et il faut beaucoup se tromper pour dégager une cohérence ou une loi. D’ailleurs, Paré se trompe-t-il ? Pas toujours, parfois l’hypothèse divine, nous venons de le souligner, peut être lue autrement, et donner corps à des propos plus savants. Question de lecture. Il faut encore un siècle pour que les canons de l’expérimentation se stabilisent. Pour l’heure, il importe d’abord d’apprendre à déplacer les raisons et à se contenter de concilier des données contradictoires, mais positivement. Des données que l’on puise, il est vrai, beaucoup dans les ouvrages des uns et des autres, dans les lettres et récits. Paré est un grand lecteur. Sa bibliothèque est conséquente. On peut la relever au fil de la lecture de l’ouvrage. Elle donne un aperçu de l’époque.

 

Question pour finir : que faire de l’étrange et du curieux ? La curiosité est sans doute un élément central de la recherche, mais le curieux n’est-il pas le déclencheur de celle-ci ? Lire cet ouvrage de ce point de vue, épistémologique, est une des raisons majeures qui nous a poussé à en rendre compte