Loin d'imiter son homologue américain, le film noir français exprime les inquiétudes de la société française d'après-guerre.

Dans l'introduction de son ouvrage, Thomas Pillard s'attache à définir soigneusement un corpus d'œuvres relevant à ses yeux du film noir – un concept traditionnellement associé à la production hollywoodienne des années 40 à 50, mais en réalité utilisé pour la première fois à la fin des années 30 par la critique française pour désigner des productions françaises de l'époque, dont Pépé le Moko (Julien Duvivier, 1937) et Le Jour se lève (Marcel Carné, 1937) sont les exemples les plus connus. L'une des idées directrices de l'ouvrage est ainsi posée : loin d'être une imitation, plus ou moins fidèle, d'un modèle venu de Hollywood, le film noir français est un genre à part, possédant des caractéristiques bien spécifiques liées à son enracinement dans la société française de l'époque, dont il traduit les inquiétudes – en grande partie liées au souvenir traumatisant de l'Occupation – et le rapport ambivalent à la modernité incarnée par les Etats-Unis. C'est là la deuxième caractéristique du livre : s'écartant résolument d'un « auteurisme » plutôt dominant en France, l'auteur adopte une approche appuyée sur les gender studies, les star studies et les cultural studies, qui toutes tendent à considérer le film comme un lieu de négociation d'identités, de dynamiques et de courants qui traversent une société. Cette approche résolue le conduit à donner sa part à une production commerciale, sans ambition esthétique particulière, ici placée sous le même éclairage que les œuvres souvent considérées comme plus légitimes de Clouzot, Carné, Melville ou encore Duvivier.

L'auteur définit ainsi, à partir d'un corpus en apparence disparate, trois « cycles » de films qui lui paraissent le mieux définir cet univers : le « réalisme noir » (1946-1958), sombre, pessimiste et souvent à coloration réactionnaire, où figurent Clouzot, Duvivier, Allégret, Carné ; la « série noire pour rire » qui regroupe trois ensembles que l'on appellerait aujourd'hui des franchises et détourne, sur un mode parodique, les codes du polar à l'américaine ; et enfin le « film de gangsters » (1954-1956) qui « met en scène des personnages de vieux truands interprétés par des acteurs vieillissants » et construit ainsi « des récits nostalgiques opposant la figure du gangster légendaire d'avant-guerre à une nouvelle génération de malfrats »   .

Le découpage de l'ouvrage répond à la nomenclature initiale. Le réalisme noir est parcouru par trois axes d'autant plus importants qu'ils restent en partie sous-jacents : une forme d'adieu nostalgique aux années 30, le souvenir lourd de l'Occupation (présent sous des formes explicites dans les Portes de la Nuit de Carné et implicites, à travers la judéité non dite du personnage principal, dans Panique de Duvivier) et enfin un rapport de distanciation face à l'Amérique – son cinéma au niveau formel, mais aussi, sur le plan socio-culturel, la modernité tant redoutée qu'elle représente. Les personnages féminins de « garces malfaisantes » y sont légion, notamment dans Manèges d'Yves Allégret ; elles s'opposent à des hommes diminués et lâches que Bernard Blier se fera une spécialité d’incarner à l’écran – traduction, selon l'auteur, des angoisses profondes que suscite l'évolution de la place des femmes dans la société, accélérée par une Occupation où les hommes se sont montrés défaillants. C'est donc un fantasme de retour à l'ordre, aux valeurs traditionnelles de l'avant-guerre : « Contrairement aux fictions "noires" américaines, les films français n'expriment en aucune façon un quelconque scepticisme vis-à-vis des fondements de la culture patriarcale. Au contraire, l'insistance sur la faiblesse de ces personnages  "anormaux" permet de réaffirmer la nécessité d'un patriarcat puissant, que les personnages de Blier ont le tort de ne pas incarner »   .

Bien plus méconnue, la « série noire pour rire » rassemble trois séries de cinéma commercial qui, en leur temps, ont connu un succès considérable. Reposant sur trois stars de l'époque, Raymond Rouleau, Eddie Constantine et Fernandel, ces films sont le produit d'une adaptation culturelle du polar américain (James Hadley Chase, Raymond Chandler) à un environnement spécifiquement français et à travers le filtre de la distanciation. Les bagarres deviennent un festival de bourre-pifs, les femmes fatales des petites pépées, et bien loin de l'univers nocturne et miteux de Marlowe ou Sam Spade, ses héros affichent tous les signes de la richesse à l'américaine : belles bagnoles, cocktails, dancings, etc. Mais ces films sont loin, explique l'auteur, d'être des sous-produits ou des imitations d'un genre américain par essence.

Au contraire, à bien des aspects ils ressortissent à une tradition bien française. Pour les films avec Raymond Rouleau, qui incarne Georges Masse, reporter à la fois badin et intrépide, c'est le plaisir du bon mot (les dialogues sont de Michel Audiard), cultivé en tant que tel alors que cette dimension est absente du polar américain. Dans le cas de Raymond Rouleau et Fernandel, l'acteur, par son parcours et son mode de vie bien français, est en mesure d'établir une relation de proximité avec le public. Quant à Lemmy Caution, si Eddie Constantine, qui interprète l'agent du FBI, est américain, c'est un total inconnu à Hollywood ; de plus, son jeu particulièrement limité empêche toute comparaison avec les acteurs qui ont marqué le polar américain. Proche de l'univers d'OSS 117, cette série est en réalité une parodie, une mise à distance du modèle américain : « L'exagération parodique permet ainsi au public français de jouir de l'Amérique tout en la maintenant à distance, de savourer les scènes d'action tout en ayant la possibilité de s'en moquer »   . L'acteur lui-même s'est rapidement francisé aux yeux du public, cultivant ainsi une image de simplicité et de proximité. Enfin, les deux films de Fernandel, L'Ennemi public n° 1 et L'Homme à l'imperméable (ce dernier de Julien Duvivier), opèrent un dialogue subtil entre tradition française et modernité américaine : le premier transplante Fernandel à New York et joue en permanence de l'incongruité de ce décalage ; le second adapte un roman de James Hadley Chase dans un contexte français (le procédé sera repris avec bonheur par Bertrand Tavernier avec Coup de Torchon, adaptation de 1275 âmes de Jim Thompson et par Alain Corneau dans Série noire, tiré de A Hell of a Woman du même Thompson), où l'acteur interprète un petit-bourgeois tyrannisé par sa femme, assassinée alors qu'il passe la soirée auprès d'une prostituée. La mise à distance du modèle américain, sous le modèle du pastiche et de la parodie, domine.

En somme, « la « série noire pour rire » permet donc au spectateur français, au choix, de se rêver américain (c'est-à-dire, dans l'esprit des films, de maîtriser une modernité masculinisée) avec Rouleau et (surtout) avec Constantine, ou d'expérimenter les difficultés concrètes de l'appréhension de la modernité américaine/féminine pour monsieur Tout-le-monde avec Fernandel »   .

Enfin, le film de gangster, pris ici dans la période 1954-1956, illustre sur un mode beaucoup plus sombre les craintes liées à l'américanisation, réelle ou fantasmée, de la société française. Autour du corpus défini par l'auteur (Touchez pas au grisbi, Razzia sur la chnouf, Du rififi chez les hommes et Bob le flambeur), quatre thèmes sont dégagés : une volonté d'affirmer une spécificité française vis-à-vis du modèle qu'est le film noir américain, des références constantes à l'avant-guerre – sorte d'âge d'or du Milieu –, des « représentations codées de l'Occupation allemande » et enfin un rapport malaisé de « l'homme du passé » à ces années 50 qui sont le théâtre d'intenses changements économiques et sociaux. Le plus intéressant, dans ce corpus, est assurément la variété des angles abordés par ces films : Razzia sur la chnouf fait de Gabin – exilé à Hollywood puis revenu en France dans les chars de la 2ème DB – le représentant d'une francité résistante et des valeurs de l'ancien temps face à des trafiquants de drogue et des tueurs nord-africains sans scrupule ; Touchez pas au grisbi met ce même Gabin à l'honneur, mais convoque de manière beaucoup plus ambiguë et subtile les souvenirs de l'Occupation ; Du rififi chez les hommes, œuvre de Jules Dassin, Américain, juif et chassé d'Hollywood par le maccarthysme, fait écho, par certains thèmes et éléments de l'intrigue, à la Collaboration ; enfin, Bob le Flambeur fait le portrait en clair-obscur d'un truand à l'ancienne incarné justement par un ancien truand, Roger Duchesne, qui fut mouillé dans la Collaboration au point de disparaître totalement de la circulation après-guerre.

En conclusion, l'auteur réaffirme la spécificité du film noir français   et dégage des constantes socio-historiques : « chacun des trois cycles cherche à évoquer les "souffrances masculines"  causées par l'Occupation et par les bouleversements des identités de genre d'une part, et par le basculement vers la société de consommation d'autre part »   . Ces caractéristiques s'agencent différemment en fonction du contexte socio-historique de chacune des séries étudiées : les femmes sont ainsi de plus en plus reléguées, des  « garces puissantes et dangereusement omniprésentes du "réalisme noir" en trophées érotiques remplissant la fonction de "repos du guerrier" (dans la "série noire pour rire") puis en "poupées idiotes" reléguées en marge des "familles" homosociales (dans le film de gangsters), le genre exprime un mouvement inverse à celui de la France des années 1950, où la modernisation s'est effectuée sous l'impulsion des femmes, tout en accompagnant leur émancipation »   .


Difficile de rendre justice, par ce compte rendu, à une analyse exceptionnellement riche et détaillée, parfois aride comme peuvent l'être les travaux universitaires mais pour le moins stimulante. Utilisant de nombreuses entrées théoriques fournies notamment par les star studies et les gender studies, l'auteur a construit un cadre d'interprétation à la fois fort et subtil, fondé sur une connaissance intime de son objet. Un exemple : en décrivant les apparitions à l'écran « à l'américaine » des héroïnes des Portes de la nuit, de Quai des orfèvres ou encore des Diaboliques    , Thomas Pillard prend le contre-pied d'analyses plus superficielles qui ont conclu à une imitation des manières américaines de montrer et de filmer ; au contraire, explique-t-il, elles constituent une forme de clin d'œil, de mise à distance. Même chose pour la « scène des tartines » de Touchez pas au grisbi    , où la francité traditionnelle de Gabin (foie gras et vin blanc) est réaffirmée, à l'encontre des signes extérieurs de modernité qu'il affiche par ailleurs. L'attention au détail, que ce soit dans la description de la mise en scène, de l'intrigue ou même des accessoires (comme les lunettes portées par Gabin dans une scène de Touchez pas au grisbi) est vraiment remarquable.

L'auteur a ainsi le bon goût de substituer aux jugements esthétiques tranchants et définitifs des affirmations soigneusement argumentées – corollaire du parti pris, présenté en introduction, de rompre avec l'« auteurisme » traditionnel, où la subjectivité du cinéaste-artiste est reine. La perception de films comme Bob le Flambeur ou du Rififi chez les hommes s'en trouve ainsi renouvelée, l'auteur montrant qu'ils s'inscrivent, au même titre qu'une production plus commerciale, dans un contexte social et historique bien déterminé. Au total, l'auteur réussit à porter un regard global sur un corpus extrêmement disparate, discernant ainsi des constantes et des divergences qui n'avaient rien d'évident au premier abord en matière de rapport aux femmes, au passé, à l'ordre social.

On voit également tout ce que peuvent apporter les gender studies à l'étude du cinéma, quand ils sont croisés avec d'autres approches, notamment les cultural studies et les star studies (comme annoncé dans l'introduction, les star studies sont surtout utilisées dans la deuxième partie, pour l'analyse de la persona des acteurs Fernandel, Raymond Rouleau et Eddie Constantine) ; plus riche, l'ouvrage échappe ainsi à la monotonie des études mono-anglées et totalisantes. Enfin, l'angle socio-culturel est sans doute le plus intéressant : il tire l'objet d'analyse hors de sa gangue esthétique pour le restituer dans sa nature d'objet de consommation.

Partant, ce livre a les défauts de ses qualités. En évitant soigneusement de tomber dans l'« auteurisme », l'auteur passe sous silence les idiosyncrasies bien connues de réalisateurs comme Clouzot ou Melville. L'analyse de Quai des orfèvres est brillamment menée, mais il est assez curieux, dans un développement sur la place des femmes dans le film, de ne presque rien dire du personnage de la photographe Dora, secrètement amoureuse de l'héroïne. Le personnage est traité avec une certaine empathie dans le film, matérialisée par une réplique de Jouvet : « Vous êtes comme moi : vous n'avez pas de chance avec les femmes ». On aurait aimé savoir comment un tel personnage s'insérait dans l'interprétation misogyne du film ; banale fascination masculine ou expression de quelque chose de plus profond, Dora nous semble en tout cas relever d'un tropisme de Clouzot que l'on retrouve dans les Diaboliques à travers la relation très ambiguë entre les deux héroïnes, et dans une moindre mesure dans son film inachevé, L'Enfer. De même, les références cryptiques à l'Occupation repérées par l'auteur dans Bob le flambeur se comprennent mieux à la lumière de l'histoire personnelle de Melville – juif, résistant et dont le frère a été assassiné alors qu'il passait les Pyrénées – et une fascination assez trouble du cinéaste pour cette époque (Melville, qui avait le sens de la provocation, a évoqué dans une émission de télé ses relations « fraternelles » avec d'anciens SS).

On est enfin un peu sceptique devant l'ultime paragraphe de l'ouvrage   , dans lequel l'auteur expédie – ou pour mieux dire exécute – en quelques lignes le néo-polar des années 2000, dont Olivier Marchal est le représentant le plus connu (« la persévérance d'un discours réactionnaire dans le cinéma français contemporain »… « le "polar à l'ancienne" nous invite à regretter un temps révolu, où il était normal d'assister à l'expression libérée de la domination masculine »). On se demandera simplement s'il faut vraiment voir dans l'empreinte nostalgique de ce type de cinéma une posture idéologique plutôt qu'un parti pris esthétique et narratif, en somme si à trop pousser l'analyse – c'est vrai aussi pour le reste de l'ouvrage – on ne verse pas par moments dans le procès d'intention.

Ces – légères – réserves une fois faites, cet ouvrage a surtout l'immense mérite d'ouvrir sur des questions qui dépassent le cadre du cinéma : ainsi, la persistance surprenante de certains thèmes spécifiquement français que sont des comptes jamais complètement réglés avec l'Occupation, une relation de fascination-répulsion à l'égard des Etats-Unis, et enfin une sourde inquiétude vis-à-vis de l'irruption de l'Autre dans le paysage et de la perte d'identité qui en découle (les analyses de la dernière partie sur le racisme latent dans Razzia sur la chnouf sont particulièrement éclairantes). Fort de ces qualités, l'ouvrage de Thomas Pillard mérite un public plus vaste que les cercles universitaires