Retour sur des textes fondamentaux pour quiconque s’intéresse à l’épistémologie et à l’histoire de la philosophie.

L’attitude du philosophe

Deux livres du philosophe Willard van Ornam Quine reparaissent ces jours-ci : Relativité de l’ontologie et autres essais, ainsi que Philosophie de la logique. Nous devons leurs deux préfaces inédites à Sandra Laugier pour la première, et à Denis Bonnay et Sandra Laugier pour la seconde. L’œuvre de Quine est considérable, en nombre d’articles et livres publiés, et en terme de longévité. Né en 1908 il a écrit de 1930 jusqu’à sa mort en 2000. Les deux livres susdits peuvent donner une idée de la philosophie vers laquelle Quine a évolué dans sa maturité. On y retrouve en effet les notions dominantes qui le constituent comme philosophe. La première, pour laquelle il est célèbre en France, est son naturalisme. On peut aussi mentionner la logique, le béhaviorisme, et l’antimentalisme. Ces trois dernières notions conduisent à une philosophie du langage très particulière.


Naturalismes

Quine, comme le dit Alex Orenstein   , est le principal représentant du naturalisme dans la seconde moitié du vingtième siècle. Relativité de l’ontologie et autres essais introduit à cette pensée naturaliste de Quine. Mais en quoi consiste-t-elle ? Du point de vue de la filiation historique du naturalisme, Quine se réclame de Hume. Ce dernier entendait en effet fonder une science de l’homme : "Il est évident que toutes les sciences ont une relation plus ou moins importante avec la nature humaine ; et que, combien l’une d’entre elles semble s’en écarter, elles n’en reviennent pas moins par un passage ou un autre. Même les mathématiques, la philosophie naturelle et la religion naturelle sont, dans une certaine mesure, dépendantes de la science de l’homme ; puisqu'elles s’étendent sous la connaissance des hommes, et sont jugées par leurs pouvoirs et facultés."   Bien sûr, cette volonté naturaliste a plusieurs motifs, dont l’un des principaux est l’indépendance de l’homme au regard de la religion, ce pourquoi d’ailleurs Hume rejette toute théologie, qu’elle soit révélée, ou naturelle.

Un second motif, plus puissant encore est l’empirisme absolu dont l’auteur fait preuve, et par lequel il est possible d’établir un lien entre Hume et Quine. Cependant Hume se distingue, quant à son naturalisme empirique, par un rapport distant à la science, fors sa déclaration anthropomorphique d’après laquelle celle-ci aurait un lien avec la nature humaine. Il est à craindre qu’un tel principe, s’il avait été suivi dès l’aube de la science, n’aurait mené celle-ci pas plus loin que le bout du nez du premier expérimentateur venu. Nous ne voulons pas dire par là que les sciences n’ont aucun lien avec l’homme, mais plutôt que les sciences n’ont pas toujours de rapport avec la nature humaine (la théorie de la relativité restreinte, ou l’hydrostatique, par exemple).

Quine est un peu plus au fait de la science que Hume, qui ne cite pas même Newton lorsqu’il aborde la matière, ou encore le temps. Mais on retrouve chez l’un comme chez l’autre la même confiance dans la science. Cette confiance traverse les siècles et se manifeste chez Quine, dès le début de L’épistémologie naturalisée : "Exactement comme les mathématiques sont réductibles à la logique, ou à la logique et à la théorie des ensembles, le savoir de la nature doit reposer de quelque manière sur l’expérience des sens"   . Cette dernière expression est révélatrice. Il s’agirait de régler les résultats d’un savoir de la nature (qui reste à déterminer), sur les sens. On demandera : l’homme est-il contenu par ses sens ? Qu’en est-il de la rationalité ? Justement, S. Laugier nous dit que la  "pensée de Quine n’est pas une pensée de la rationalité. L’humain n’a pas de privilège dans la nature, car il n’est pas le seul à objectifier" (Introduction). Peut-être vaudrait-il mieux dire qu’il n’est pas le seul à catégoriser ? Néanmoins, la rationalité s’étend bien au-delà du domaine de la catégorisation. Si Quine veut fixer le savoir de la nature sur les sens, c’est qu’il n’est pas intéressé par la psychologie. Ainsi, de la même manière qu’il y a des normes scientifiques, des normes linguistiques, Quine suggère qu’il existe peut-être des normes liées à la perception : "Or il est probable qu’à l’extérieur du royaume du langage aussi, il n’y a en tout qu’un alphabet assez limité de normes perceptuelles, conformément auxquelles nous tendons inconsciemment à rectifier toutes nos perceptions. Si on savait les identifier expérimentalement, on pourrait prendre ces normes comme pierres de construction épistémologiques, ou comme modules de l’expérience. Elles pourraient se révéler partiellement variables en fonction des cultures, comme les phonèmes le sont, et partiellement universelles" (L’épistémologie naturalisée, p. 104).

Ici Quine cherche ni plus ni moins qu’un alphabet de normes perceptuelles pour déterminer les manières dont on agit, de la même manière qu’on établit des normes grammaticales pour déterminer comment on parle. Mais si la structure d’une langue est entièrement codifiable,  la structure de la perception ne l’est pas encore. Et même si une telle codification était possible, le philosophe risquerait d’être embarrassé par le nombre de normes déjà identifiées et connues car il lui faudrait toutes les citer pour arriver enfin à ces "pierres de construction". C’est bien pourquoi une méthode plus sûre pourrait être d’imaginer des entités théorétiques qui s’inspireront de certains résultats des sciences, afin d’exprimer de manière générale, tout en restant dans le champ philosophique, le fonctionnement de l’expérience. C’est ce qu’a fait A.N Whitehead dans Process and Reality (1929).


Métaphysique du lapin

Quine a une conception relative de l’ontologie. D’où le titre d’une de ses conférences Dewey : Relativité de l’ontologie. Bien sûr, le paradoxe réside déjà dans le titre. Nous sommes en effet habitués à une ontologie indiscutable, fondatrice, plutôt que relative. Que veut dire Quine ? Le terme de réduction est finalement synonyme de substitution : "On a l’occasion de parler d’ontologie quand on parle de théorie, lorsqu’on montre comment, en réinterprétant une théorie, on peut se passer de son univers au profit d’un autre univers, lequel sera éventuellement une vraie partie du premier." Pour simplifier, on dira que l’ontologie s’exemplifie dans le langage, et que pour comprendre le moindre énoncé issu d’un langage, il faut être capable d’y substituer une grille de lecture équivalente.

Un fameux exemple est le néologisme quinien de gavagai, qui désigne à première vue chez l’indigène, un lapin. L’indigène qui pointe pour le visiteur un lapin en disant "gavagai" veut dire : lapin ! Mais le mot gavagai veut-il dire "lapin" ou bien "partie non détachée de lapin" ? Quine nous dit que "nous ne pourrons jamais élucider la question par ostension". On aura beau pointer plusieurs fois le lapin en disant "gavagai", on ne saura jamais si l’on parle du lapin entier ou d’une partie seulement. D’après lui, "lapin" est un "terme à référence divisée", contrairement, par exemple, au mot "sépia", qui est un "terme de masse, comme "eau" ". D’où la question métaphysique : "où cesse un lapin et où un autre commence" ?  Le fait que nous ne puissions nous décider à traduire gavagai par "lapin", "partie non détachée de lapin" ou "segment temporel de lapin", est appelé par Quine "l’indétermination de la traduction". Celle-ci est laissée au bon vouloir du récepteur.  Personne ne peut décréter de quelle sorte de lapin il s’agit. Quine nomme cette caractéristique du langage, l’ "incrustabilité de la référence" (une expression bien disgracieuse). Pourtant, il suffirait de produire un lapin devant l’indigène, de le désigner en son ensemble, et de demander, tandis que l’on commence à le dépouiller, jusqu’où il s’agit encore d’un lapin.

Bien sûr, Quine ne fait que prendre un exemple qui sert d’appui à sa thèse que les significations ne sont pas mentales, mais comportementales. Autrement dit, rien ne dit plus sur le langage que ce que le langage dit lui-même. Le langage ne peut être qu’ostensif. En quelque sorte, et finalement, tout locuteur doit être capable d’interpréter correctement le moindre énoncé. C’est ce qui fait dire à Quine que même un mot comme "vert" est ambigu. Il est, d’après lui, très difficile de distinguer entre l’emploi d’un tel terme dans son usage général concret (l’herbe est verte), et le registre abstrait général (le vert est une couleur). Il faut, dit Quine empruntant à Einstein, un "cadre de référence" et des "systèmes de coordonnées". De fait, ajoute-t-il, "référence est non-sens, sauf relativement à un système de coordonnées". Mais qu’il y ait un système de coordonnées pour toute occurrence linguistique, c’est bien le moins. Mais le pire, et qui fait le cauchemar du logicien, c’est qu’il y en a plusieurs. Ils se pénètrent, s’ignorent, ou se tiennent à distance.


Contexte

Quine est un philosophe paradoxal, qui tantôt critique la métaphysique et tantôt cherche absolument ce que pourrait être un critère de vérité, quand le concept de vérité est lui-même métaphysique. De même, il n’admet la linguistique qu’en tant que manifeste, quand la production d’une phrase ressortit fondamentalement à des processus internes. Nous regrettons que les préfaciers n’aient pas davantage relevé le discours scientifique dans laquelle s’inscrit le discours quinien. Il appert en effet que la plupart de ses vues concernant l’expérience ou le langage sont dominées par le béhaviorisme (tout comme aujourd’hui les théories cognitives sont dominées par des vues biologiques de la raison).

À la toute fin des années 60, quand paraissent les deux livres de Quine, le béhaviorisme est déjà bien attaqué, notamment par Chomsky, qui a publié une critique impitoyable et magistrale d’un des représentants les plus célèbres du béhaviorisme, Q.F. Skinner1. Dans son article, Chomsky remarquait qu’il est difficile, voire impossible, d’expliciter le moindre comportement sans se référer à "la structure interne de  l’organisme". L’énoncé "l’herbe est verte", pour reprendre Quine, n’existe pas seulement dans l’espace social. Il est le résultat de plusieurs processus perceptifs, d’une conscientisation, et d’une objectivation (une abstraction) qui permet alors de construire la phrase. À l’opposé, une bonne partie des arguments et des combats de Quine sont mus par sa conviction antimentaliste. Son obstination à défendre ce point de vue est ce qui fait l’un des intérêts à lire ses ouvrages.