Créée en 1979, la conférence Marc Bloch est organisée tous les ans par l’EHESS dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne : l’institution se rassemble autour d’un illustre invité, réaffirmant au passage sa fidélité au projet des Pères fondateurs. Il suffit de citer le nom de quelques anciens conférenciers pour se faire une idée de la force symbolique de l’événement : Marshall Sahlins, Claude Lévi-Strauss, Jacques Le Goff, Reinhart Koselleck, Natalie Zemon Davis, Paul Ricœur et Carlo Ginzburg ont ainsi discouru devant les Hautes Études assemblées   . En 2014, l’invité se nomme Simon Schaffer, professeur d’histoire des sciences à l’université de Cambridge, dont un recueil d’articles vient alors d’être traduit en français    : l’occasion était rêvée pour les Annales, en publiant le texte de son allocution, de faire mieux connaître un des – trop rares – historiens des sciences, constamment animé par l'exigence de réinscrire ses travaux dans l’histoire générale des sociétés.

Un seul article ne saurait cependant rendre justice à l’œuvre foisonnante de Simon Schaffer : c’est à Antonella Romano qu’échoit la difficile mission de remettre en contexte ces travaux, ce qui s’avère être prétexte (légitime !) à une réflexion historiographique sur les trente dernières années de l’histoire des sciences à l’époque moderne. L’abandon du paradigme de la Révolution scientifique conçue comme constitutive de l’engagement des sociétés européennes dans la modernité – abandon auquel ont participé les travaux de Simon Schaffer mais aussi de Steve Shapin, Mario Biagioli, Dominique Pestre et Lorraine Daston – repose en effet la question du rôle de cette discipline au sein des sciences sociales. Après ce temps de refondation critique, de nouveaux champs se sont ouverts, en dialogue avec de multiples disciplines, y compris relevant des sciences de la nature : on peut prendre l’exemple de l’histoire de l’environnement, du retour à la « longue durée » ou encore des propositions de Deep History.

Les travaux de Simon Schaffer, quant à eux, insistent sur l’inscription spatiale de la science, en soutenant la nécessité de remettre en cause un postulat central du grand récit de la modernité : l’européocentrisme de la production des savoirs. Et de fait le monde moderne apparaît comme polycentrique, marqué par la multiplicité des intermédiations, des sites et des configurations sociales, par la complexité des articulations entre le local et le global. L’historien des sciences retrouve ainsi les questions de ses confrères – et néanmoins amis – des autres domaines de l’histoire : celles posées par les échelles de l’analyse, la pensée par cas, le comparatisme, l’histoire croisée ou connectée, comme celles que soulèvent l’éviction du grand récit, l’ambition d’une « histoire à parts égales »   ou encore la dimension irrémédiablement et irréductiblement littéraire de notre métier. L’histoire des sciences se trouve ainsi confronté aux mêmes questions que l’histoire économique, sociale ou culturelle : le rapprochement est nécessaire – et il est dès lors temps, pour les historiens, de reconquérir un terrain trop souvent abandonné aux philosophes.

L’article de Simon Schaffer sur les cérémonies de la mesure constitue un excellent exemple de ce renouveau du dialogue, en l'espèce entre l’histoire des sciences, l’histoire des techniques et l’histoire de l’économie et de la société. En partie parce que le contexte oblige, l’interlocuteur privilégié est ici Marc Bloch lui-même, en particulier le Marc Bloch des Rois thaumaturges   . L’attention aux rituels de la mesure   et à l’émergence des formes de savoir qui accompagnent la mesure permettent en effet de remettre en cause l’idée, défendue par Alexandre Koyré, que les pratiques de la mesure soient des techniques traversant facilement les frontières, constituant un signe et une cause de la prédominance des modes occidentaux à la fois de production du savoir et de circulation de la richesse. Dans les faits, les techniques de mesure dépendent toujours du truchement complexe d’instruments, d’outils et de praticiens, et elles sont incorporées dans des systèmes de rituels simultanément partagés et discutables : faire évoluer ou coïncider ces systèmes n’est ni facile ni évident en soi.

Il faut s’interroger sur les significations que revêtent ces mesures au niveau local et lancer des enquêtes sur les cérémonies et pratiques qui leur ont donné la capacité d’agir dans des mondes divers et entremêlés. Pour développer cette argumentation, Simon Schaffer s’appuie dès lors sur une série d’exemples variés, jouant sur les lieux et les échelles autant qu’il est possible : en particulier, sont convoqués le légendaire « commerce silencieux » africain décrit par Hérodote et fréquemment réinterprété à l’époque moderne, le rituel anglais des anneaux magiques (cramp rings) analysé par Marc Bloch, qui articule cérémonie du don, mesure équitable et autorité royale, ainsi que le rôle d’Isaac Newton comme directeur de la Monnaie royale (warden of the Royal Mint) et ses conséquences sur les Principia mathematica, ou encore les difficultés rencontrées par la Compagnies des Indes orientales face aux méthodes locales de mesures, source de la création d'une véritable métrologie dans le monde britannique. Toutes ces histoires de médiations et de rituels conduisent dès lors à réfléchir sur la mondialisation des pratiques de la mesure, mais aussi sur celle de la science de ses pratiques. Elles permettent de restaurer une certaine symétrie dans la prise en compte des fonctionnements de la mesure dans la longue durée, tout en réfutant l’idée d’un progrès linéaire de la précision comme élément d’un ordre moderne inévitable