Une passionnante synthèse sur l’Oulipo qui croise les données de l’histoire littéraire et les questions de poétique.

L’universitaire Cécile De Bary, qui a publié de nombreux articles sur l’Oulipo, Georges Perec, Raymond Queneau et la littérature contemporaine, est par ailleurs membre du comité de rédaction des Cahiers Georges Perec. Elle a consulté de très près les archives de l’Oulipo, déposées en juin 2006 par le groupe à la bibliothèque de l’Arsenal de Paris (Bibliothèque nationale de France). L’Oulipo, kezako ? C’est un acronyme pour « Ouvroir de littérature potentielle », groupe pluridisciplinaire créé en 1960 par Raymond Queneau et François Le Lionnais, passionné de mathématiques, comme un atelier expérimental de création littéraire. Il comptait parmi ses membres un universitaire travaillant sur la poésie scientifique, un spécialiste de l’analyse combinatoire, un documentaliste au CEA (Commissariat à l’analyse atomique), auteur de chansons à ses heures, et qui s’est ensuite occupé de calculs analogiques. Même si l’Oulipo est célèbre grâce à des écrivains comme Georges Perec, Jacques Roubaud, Italo Calvino, Anne Garréta, Paul Fournel, Jacques Jouet ou encore Hervé Le Tellier, il reste fidèle à cette pluridisciplinarité constitutive, puisque l’une de ses dernières recrues, Michèle Audin, a enseigné les mathématiques à l’université de Strasbourg et est également écrivain.

Le groupe se réunit une fois par mois autour d’un repas. Son ordre du jour comporte le plus souvent des « Éruditions » (étude d’œuvres du passé) et obligatoirement une « Création » (proposition de contrainte illustrée d’un texte). C’est bien la marque d’une littérature à la fois encyclopédique, qui accueille toutes les formes de savoirs, et partageuse, dont les effets fonctionnent en grande partie grâce à la complicité avec le lecteur. Après avoir fourni un très utile état des recherches sur l’Oulipo, Cécile De Bary retrace de façon très claire et très synthétique la « lente émergence d’un groupe littéraire », depuis les premiers résultats, comme Cent mille milliards de poèmes (1961) de Raymond Queneau qui permet de produire 1014 poèmes différents, à partir de 10 sonnets dont chaque vers est découpé, jusqu’au « succès multiforme » actuel, que ce soit dans les lectures publiques du groupe, qui occupent des salles de plus en plus grandes et atteignent un public plus diversifié que les seuls lecteurs, ou avec la publication en 2009 d’une Anthologie de l’Oulipo dans la collection « Poésie » chez Gallimard.

L’auteur insiste sur le rôle majeur joué par Perec dans cette reconnaissance d’une littérature oulipienne, notamment grâce à La Disparition (1968), roman écrit sans la lettre « e » (lipogramme) et à La Vie mode d’emploi (1978), sous-titré « romans », car il a été écrit grâce à des procédures combinatoires de contraintes, notées dans un « cahier des charges » dont la publication en 1993 fut un événement à la fois réjouissant et émouvant. D’après Paul Fournel, Perec avait un « goût du record » typiquement oulipien, et a figuré dans le Livre Guinness des records pour avoir écrit le plus long palindrome (texte pouvant se lire dans les deux sens). Le succès de l’Oulipo est lié aussi à l’utilisation de ses procédures de création de textes (comme S+7 qui consiste à remplacer chaque mot par celui qui le suit sept places plus loin dans le dictionnaire, c’est ainsi que « La cigale et la fourmi » devient « La cimaise et la fraction »), et de ses contraintes dans les ateliers d’écriture, et à la dimension collective qu’y prennent l’écriture et la littérature, partagées entre des auteurs et des lecteurs qui jouent ensemble dans la lecture.

Cécile De Bary montre qu’il ne s’agit pas d’une avant-garde, si bien que l’Oulipo est marginalisé dans le champ littéraire des années 1960 et 1970, où elle triomphe. Le groupe assume une forme de traditionalisme, puisque son rapport à la littérature antérieure n’a rien d’iconoclaste, ce qui n’empêche pas toutes les subtiles variations de l’humour, notion avec laquelle l’Oulipo entretient des rapports de prédilection, mais qui n’est pas nécessairement un de ses traits définitoires. Grâce à une vision pratique, opératoire et artisanale de la littérature, l’Oulipo a démythifié les poétiques de l’authenticité et réinstauré la littérature comme pratique sociale, puisque la contrainte devient un phénomène de société, via internet notamment.

Cet essai a toutes les qualités d’une synthèse universitaire : une bibliographie très riche, un index des noms de personnes et un index thématique, qui en font un outil de travail très utile ; une connaissance précise et érudite des textes et de leurs commentaires, des ouvertures passionnantes sur l’Oulipo et ses rapports avec la littérature pour la jeunesse… Mais il est de plus écrit d’une plume très alerte et illustre une conscience généreuse et ouverte de la littérature, comme si les qualités du groupe se retrouvaient dans son exégète qui donne ici un livre très stimulant et savant, nourri de lectures et de rencontres et invitant à d’autres lectures, qui nous prendraient peut-être « 190 258 751 années » comme l’indique Queneau dans son mode d’emploi de Cent mille milliards de poèmes !