* La pièce Suite n°2 sera re-jouée au Nouveau Théâtre de Montreuil, du 13 au 15 décembre. Nonfiction en avait publié la critique l'an dernier.

 

Que devient une parole quand on la sort du corps d'où elle est née pour la mettre dans un autre corps, sur scène ?
Que devient une parole quand on la sort du lieu et du temps où elle s'est déployée pour la faire entendre sur scène ? Que devient la parole reprise sur scène ?

Car ce que l'on entend dans Suite n°2, ce ne sont pas des paroles qui ont été écrites au préalable dans l'idée de faire une pièce mais des paroles issues d'enregistrements collectés depuis 2007 par Joris Lacoste dans le cadre L'Encyclopédie de la parole. Ces paroles ont donc toutes déjà été prononcées quelque part par quelqu’un, elles ont toutes déjà été adressées dans un contexte particulier, plus ou moins privé, il est même possible que certains des spectateurs en aient déjà entendues quelques unes. Pendant près d'une heure et demie, en quatorze langues différentes (surtitrées en français ou en anglais selon les soirs), on entend des choses aussi diverses que des extraits d'émissions télévisées, des discours officiels, des séances de mantra ou de méditation, des prises de paroles citoyennes, une condamnation à un procès… Le tout mis en voix par cinq artistes, tenue noire sobre, debout côte à côte derrière des pupitres avec partition. Sur l'espace de la scène, réduite de moitié en un rectangle allongé, un écran forme la nouvelle ligne de fond de scène. Chaque intervention y est titrée : sa nature et son objet, le lieu et la date pour nous renseigner sur un contexte qui n'est plus mais active chez le spectateur des référentiels, à la fois communs et individuels.

Qu'est-ce qui se donne à voir de la parole ainsi reprise sur scène ? Si l'on s'en réfère à la démarche, il y aurait dans cette entreprise encyclopédique matière à en apprendre sur l'acte de parole. Pas faux mais peut-être plus encore puisque la collection se poursuit en production : enregistrées, les paroles se font documents sonores et trouvent une nouvelle existence dans le champ de la création, devenant matériaux artistiques. Prélevées de leur contexte, elles semblent apparaître dans un état pur où le sensible est ramené à lui-même, brutes dans leur vocabulaire et leur syntaxe. Qu'il s'agisse du français, de l'anglais, du russe ou du japonais (entre autres), le spectateur est amené à affiner sa perception sonore de la langue en s'attardant sur le rythme, les inflexions, les silences, les tonalités propres à chaque discours. Ensemble de ces plus petits dénominateurs communs qui disent la musicalité inhérente à la parole. Il faut souligner ici la performance remarquable des cinq artistes qui ravit les oreilles.

Comme tient à le préciser Joris Lacoste, ces paroles reprises « s'inscrivent (toutes) dans le monde », elles appartiennent à un langage ordinaire, souvent d'ordre performatif où dire c'est faire. Le dispositif peut sembler vain ou paradoxal puisque, portées sur scène, ces paroles perdent leur efficacité pratique : les locuteurs auxquels elles s'adressent ne sont plus présents, le moment et le lieu ne sont plus les mêmes. La parole ne peut plus faire action sans les cadres de son intention première. Ce qui se joue dans son déplacement sur scène est d'un effet esthétique certain. Débarrassées de l'évidence de leur situation d'énonciation originelle, ces paroles sont libérées de leur condition ordinaire et densifiées dans leur caractère performatif par la force du jeu pour « donner à voir, penser et éprouver les éléments de discours »*. La plasticité sonore est travaillée. Les paroles se sont pas simplement répétées vocalement sur scène. Joris Lacoste orchestre leurs rencontres afin que de celles-ci advienne une autre réalité. Elles forment un ensemble qui agit autrement sur le monde.

La pièce compte ainsi une dizaine de mouvements qui met en scène des solos, des duos mais aussi des choeurs à cinq voix. Mais plus que des mots et des phrases, nous sommes amenés à comprendre que ce qui est en jeu c'est la manière qu'ont les artistes de « se tenir dans et par la parole »*. A quel moment la parole vient, selon quel contrepoint, quel écho ? Avant ou après quel silence ? Au quatrième mouvement de la pièce, le discours du ministre de l'Economie portugais à propos des restrictions budgétaires et des sacrifices à venir. Un long discours dont la voix monotone endort la conscience pour faire ignorer les effets souvent terribles de l'austérité. Le genre de discours qui pourrait être servi à n'importe quel peuple européen à l'économie en crise. Le genre de discours qu'on ne prend plus la peine d'écouter dans la vie de tous les jours. Pas davantage sur scène apparemment puisque le long discours va être couvert par dix autres interventions successives et parfois simultanées : une déclaration d'amour, un cours de gym, la self-défense d'un citoyen américain arrêté par la police, une conversation avec une autruche, un stage de développement personnel… Mais, en fait, ces interventions vont dire avec ironie, humanité et violence - par contraste, écho ou mises en relation surprenantes - les multiples réalités portées par ce discours : ce qu'il ne dit pas, ce que l'on ne veut peut-être plus entendre, ce que l'on pense plus ou moins bas, ce à quoi on n'avait peut-être pas pensé. Le réel se voit densifié par la parole à l’oeuvre. Et situation extra-ordinaire, le spectateur est amené à écouter autrement que dans sa vie quotidienne. Même des silences car sur scène, si la voix crée des espaces, elle crée aussi des vides dans ces espaces qui sont des silences. Le spectateur se tait avec les cinq choristes en hommage à Mickaël Jackson et reste silencieux lors d'une petite entracte prise sur scène par les interprètes qui boivent et détendent leur corps dans la semi-obscurité du plateau.

Poser la question de la manière de « se tenir dans et par la parole », c'est aussi être attentif à la façon dont la parole se situe : comment les corps se placent les uns par rapport aux autres pour dire et donc faire, comment ils s'activent. Dans cette orchestration, l'ancrage physique de la parole fait sens. On comprend autrement la violence psychologique s'exerçant sur le jeune homosexuel qui tente de résister face aux assauts culpabilisateurs de sa famille, quand celui-ci au centre entend la voix de sa mère se démultiplier dans les quatre corps l'encadrant. Discours de Georges W. Bush prononcé devant la Maison Blanche à Washington en mars 2003 pour annoncer la guerre en Irak : la reprise des paroles en canon par cinq corps tenus au pupitre raisonne en nous avec toutes ses répétitions qui deviennent doutes, tremblements, peurs, regrets, interrogations... Supposant que tous les spectateurs ont déjà entendu ce discours, Joris Lacoste s'adresse à ce qu'il y a de commun entre nous et fait porter au choeur la parole politique, fonction qui est la sienne depuis l'antiquité.

Reprendre la parole dans le cadre esthétique de la scène, c'est « créer de nouvelles conditions de légitimité de cette parole »* et ainsi reprendre un pouvoir sur l'ordre des choses : bousculer l'ordre établi pour en créer un nouveau. Le monologue d'un inconnu dans le métro parisien, relativement alcoolisé, trouve une place et une attention particulières sur scène qu'il n'a peut-être pas eu au moment de son énonciation. L'interprète commence seule puis est accompagnée par un choeur qui chantonne les commentaires télévisés d'une compétition de patinage artistique dans le Colorado. Une collision au premier abord drôle et légère mais qui confère par la tonalité des voix une sorte de solennité au discours de cet inconnu et donc la force d'une certaine raison à son propos : « On est là pour vivre ensemble. Mettez-vous ça dans la tête putain de merde (…) chacun son cul. Personne n'ose me parler de face à face. Ils le pensent mais ils le disent pas (…) je pense, je suis. » Une parole qui vient confirmer une existence, de l'anonymat du métro au devant de la scène.

Les émotions suscitées par les différents mouvements de Suite n°2 sont multiples, parfois contraires, mais jamais faciles ou excessives. On est renvoyé constamment à nous-mêmes, à ce nous même, souvent perplexes. Ces émotions nous questionnent avec finesse sur le rapport complexe que nous entretenons avec les choses entendues du monde, ce statut étrange d' « écoutant ». Nous voyons se déployer sur scène les forces esthétiques d'un langage ordinaire dont la parole redevient action à travers le corps parlant des cinq artistes.


L'Encyclopédie de la parole / Suite n°2 du 1er au 11 octobre au théâtre de Gennevilliers.

Tournée  : au Théâtre National de Bordeaux du 21 au 23 Octobre 2015, au Théâtre National de Brest du 19 au 21 novembre 2015, en mars à Oslo et en juin à Lisbonne.

Spectacle créé le 8 mai 2015 au Kunstnfestivaldesarts (Bruxelles)

Conception Encyclopédie de la parole
Composition et mise en scène Joris Lacoste
Création musicale Pierre-Yves Macé
Distribution Vladimir Kudryavtsev, Emmanuelle Lafon, Nuno Lucas, Barbara Matijevic, Olivier Normand
Assistance et collaboration Elise Simonet
Lumières, vidéo et régie générale Florian Leduc
Son Stéphane Leclercq
Costumes Ling Zhu

Crédit Photo © Florian Leduc

Site internet du projet Encyclopédie de la parole : www.encyclopediedelaparole.org

* ces citations sont des extraits de l'intervention de David Zerbib (philosophe et critique d’art), Forces du langage ordinaire, dans le cadre des Rencontres philo organisées par le théâtre de Gennevilliers en lien avec les spectacles.