Cette recherche universitaire porte sur le remaniement des frontières entre les catégories littéraires et picturales.

Bonne occasion pour ceux qui ne les connaissaient pas d’apprendre deux néologismes : les études interartitistiques ou intermédiales. Il y a dans ces mots, évidemment, toute la logique des travaux et des pratiques artistiques actuelles, pliées fortement au geste de combler les vides entre domaines séparés. Encore que… séparés, pour des raisons historiques qu’il n’est pas bon de négliger. Toujours est-il que la recherche présentée dans cet ouvrage offre au moins l’ébauche d’une vue surplombante sur ces domaines. On n’y considère plus une œuvre en son particulier, mais à la fois les catégories dont elle relève et ses liens avec des œuvres d’un autre domaine.

Cet ouvrage collectif prête, par conséquent, à une lecture décisive de la part de tous ceux qui veulent côtoyer la recherche esthétique en cours. Mais il rend compte aussi en le prolongeant du colloque « Genres littéraires et peinture » qui s’est tenu les 20 et 21 octobre 2011 à la Maison des sciences de l’homme de Clermont-Ferrand. Évoquant alors les catégories mises en jeu, l’ouvrage en cite immédiatement quelques-unes : paysage, fresque, portrait, nature morte, nu, marine, eaux-fortes, croquis, caricature, bambochade… Ces termes circulent d’un domaine à l’autre et permettent de croiser des récits et des œuvres peintes, du portrait à la peinture de genre en passant par la peinture de paysage. De surcroît, ce type de recherche permet aussi de suivre les rapports entre les créateurs et les récepteurs, dans la mesure où ces catégories de classement font jouer les ressources de chacun des sens, sans pour autant nier la spécificité des arts de référence.

Quoi qu’il en soit, les échanges vont dans les deux sens, que l’on évoque les écrivains qui promeuvent la spatialité du texte sans se fondre dans la peinture (Gautier, Maupassant), ou l’inverse, dans le domaine pictural, les collages qui font jouer la spatialité des mots dans la peinture. Partage des genres et départage des genres, voire critique des partages, cette production de l’hybride est devenue centrale dans la production artistique en peu de temps. Quoique la première étude présentée, portant sur l’ekphrasis (la description littéraire d’une image figurative) dans la littérature grecque antique, ouvre la dimension de l’histoire très largement. Évoquant l’écrit de Philostrate, Images, l’auteur montre par ailleurs que cet écrivain prend le point de vue du spectateur, focalisé sur la représentation de l’humain, du visage et de l’expression des sentiments, avant d’élargir le champ de son regard à la toile de fond et au décor. Le conflit de la peinture et de la poésie s’ancre bien dans ce type de discours, tout autant finalement que la question de l’appropriation plastique par la peinture, lorsqu’il s’agit du cas de Narcisse fasciné par son reflet.

Une analyse des estampes d’illustration signées Rodolphe Töpffer conduit l’analyse un pas plus loin, tout en nous apprenant que ce dessinateur (des premières bandes dessinées) avait avant tout un souci pédagogique par l’intermédiaire duquel il aborde ce rapport image-littérature ou plutôt image-récit. Il écrit vouloir publier des estampes « où seraient représentées les suites infaillibles de la bonne et de la mauvaise conduite ». Et il étudie en images les moments villageois des marchés d’images, durant lesquels se jouent non seulement le parti pris éducatif, mais ce rapport à l’ekphrasis analysé ici. Töpffer écrit que l’on voit telle scène, alors que justement le lecteur ne la voit pas, sauf à ce qu’il revienne sur les descriptions dans la suite de l’ouvrage.

La littérature a donc à voir avec la peinture, le drame avec le théâtre, les tableaux avec le théâtre, l’estampe avec la littérature, etc. Le peintre Hogarth renvoie d’ailleurs son œuvre au modèle dramatique. La question demeure pourtant de savoir si la narrativité des récits en images s’ancre nécessairement dans un modèle littéraire ? On peut, il est vrai, approfondir cette question autrement, en faisant l’étude de la visualité de la langue occidentale qui, basée sur l’alphabet, est, dans son principe, inexistante. Le poème européen en effet n’est pas une image, n’est pas une peinture, n’est pas visuel. Le rôle de Mallarmé dans la relance en Europe du poème comme effet visuel est central. Mais il semble, surtout, remarque un autre auteur, que le sonnet espagnol ait réussi de son côté à pratiquer des calligrammes parfaits.

Une autre question est celle de savoir comment et pourquoi un auteur, par exemple, décide de reconnaître l’intérêt de la porosité entre écriture et peinture. Un Théophile Gautier cherche ainsi à outrepasser les frontières établies entre les genres. Ce n’est pas un simple procédé. Il s’agit de considérer les stratégies discursives que recèle le recours à l’image artistique, au référent pictural, entre autres médiums. Évidemment, cela ne se limite pas au paragone hérité de la Renaissance. Chez Gautier, il est vrai, l’image ne se limite pas à servir d’exemple, elle sert à la construction du récit ; mieux même, écrit un rédacteur, elle explique en partie la construction de ce récit. Chez cet écrivain encore, les liens entre peinture et écriture affirment leur prégnance. De ce fait, l’écrivain s’inscrit dans un mouvement contemporain de fusion des arts et des moyens verbaux d’expression. Chez lui le mélange est la norme.

On l’aura compris, traiter de ces rapports entre la littérature et la peinture, cela revient à focaliser son attention sur leur dénominateur commun : l’image. De plus, la référence artistique soulage souvent le narrateur en évoquant chez le lecteur le souvenir de représentations finalement tombées dans le sens commun, au moins cultivé. C’est ainsi que l’entendent les écrivains autour de Gautier. Encore ne faut-il pas que l’accumulation de détails finisse par rendre totalement opaque l’appréhension du sujet de la description !

D’autres écrivains font aussi de ces échanges une méthode de travail. Un peu différente cependant, celle de Maupassant lui permet de faire circuler d’une forme générale à une autre tel récit ou tel épisode. En ce sens, chez lui, les récits brefs, les chroniques et les romans se reflètent. Le textuel et le pictural se rencontrent en permanence. Une étude pertinente vient le rappeler, circulant entre Miss Harriet (un récit bref), « La vie d’un paysagiste » (une chronique) et Fort comme la mort (un roman). Les frontières entre les trois types d’œuvre ne sont pas étanches. Tout s’entrecroise et se reflète par glissements progressifs.

Un point saute aux yeux du lecteur. Cette mise au jour du mélange dans les rapports littérature et peinture ne renvoie nullement à un quelconque regret ou une nostalgie d’une pureté du genre. Au contraire. Et même si nous devons caractériser notre époque comme une époque postmoderne, il faut bien constater que les genres ne périclitent pas. Certes, ils se renouvellent mais pour s’enrichir grâce à des apports extérieurs originaux.

L’ouvrage fonctionne en retournement. Si la première partie va de la peinture à la littérature, la seconde entreprend le chemin inverse. La littérature ne cesse, elle aussi, d’enrichir le champ pictural. Le cas bienvenu ici de Martial Raysse est tout à fait adéquat. Le cas de Lawrence Weiner non moins. Cette fois, ce n’est plus seulement une affaire de spatialisation du texte dans l’image. Ces cas sont eux aussi étudiés. Mais, en ce qui concerne Weiner, l’auteur insiste sur une autre difficulté : cet artiste plasticien produit souvent des phrases qu’il traite comme des œuvres d’art. Les mots, au même titre que la pierre ou le métal, constituent pour lui des matériaux au sens plein du terme. Chose curieuse, le passage des arts visuels, sous cette forme, au linguistique, de la peinture au discours si l’on veut, n’est pas sans effet sur la manière dont l’œuvre littéraire est à son tour appréciée. L’auteur nous offre alors une belle étude du cas Weiner, mis en chiasme avec l’œuvre d’Édouard Levé. Il est bien rappelé que les œuvres de Weiner ne sont pas nécessairement fabriquées par lui. Le récepteur qui acquiert une de ces œuvres peut en proposer une exécution ou la commander à un tiers. Le geste est manifestement politique : la déqualification du travail de l’artiste qui s’y profile et la place déterminante que Weiner accorde au récepteur participent selon lui d’une visée égalitaire contemporaine de la « mort de l’auteur » selon Roland Barthes, laquelle tend à partager l’autorat avec le spectateur, appelé à décider du destin de l’œuvre et de son exécution.

L’ouvrage développe encore de nombreux traits de cette question. Les quelque dix-sept auteurs qui se partagent le thème apportent chacun une contribution dont on a noté, ci-dessus, l’importance. Chaque lecteur en tirera pour lui-même et ses pratiques ce qui peut lui revenir.