Un grand penseur, philosophe, enfermé chez lui à cause de sa maladie, maltraite sa compagne. Tyran domestique, il se montre tour à tour cajolant, impérieux, suppliant, gouailleur, pathétique… et mille autres nuances encore ! Serge Merlin, immense acteur, reprend le rôle qu’il a joué il y a vingt ans (et qui lui a valu le prix du Meilleur Acteur, décerné par le Syndicat de la critique en 1991) à la MC 93 (Bobigny).

Les critiques ont beaucoup parlé de lui. Sa performance est en effet confondante : il y a, du début à la fin, de grands moments de théâtre. On est happé par le jeu de ce comédien hors pair qui passe de la douceur à l’acrimonie en un instant. Mais ce qui frappe également, c’est le poids des silences, sa compagne muette qui accompagne la pièce (Ruth Orthmann), courbant parfois la tête dans une acceptation douce de sa condition. André Engel, le metteur en scène, parle de la « virtuosité » de ce silence. Le philosophe implore sa compagne, la supplie, la séduit, l’insulte et lui jette des objets ; c’est sur cet enfer quotidien de la vie à deux que nous fait réfléchir l’auteur. Relation qui n’a même pas besoin du mariage pour tourner au cauchemar : « Ma compagne de vie/mon mal nécessaire/mon enfant de l’enfer ». Quand on se passe tout, on s’avilit, nous dit l’auteur.

Ce monologue est parfois insupportable : mise en abîme de l’enfer que cet homme fait vivre à sa femme, le calvaire se reproduit chaque soir avec les spectateurs. Le décor de Nicky Riety – un intérieur bourgeois du XVIIIème siècle – a été réduit pour la salle à l’italienne du théâtre de l’œuvre, et participe de l’impression étouffante du spectacle.
Il faut alors endurer la péroraison de ce personnage acariâtre – parfois geignant, parfois brillant. Il intime à celle qui veille sur lui d’abandonner ses rêves de voyage, qu’on devine être sa plus grande consolation dans l’existence, lui l’auteur du Traité de la réforme du monde qui hait l’humanité toute entière.


« Je hais les musées
tout le Sud
n’est qu’un musée
Rome quelle horreur mon enfant
La Sicile un sophisme
Athènes un cauchemar
De colonne en colonne
de tombeau en tombeau
d’église en église
de madone en madone
J’ai toujours haï cela
Mais Interlaken je le hais encore plus

Ote-toi Interlaken de la tête. »

 

C’est aussi une réflexion sur le « métier » de créateur : ainsi, le souci maniaque apporté à la disposition des fauteuils (pour les hauts dignitaires qui vont venir lui remettre le titre de docteur honoris causa) témoigne du soin névrotique de l’auteur-narrateur pour son œuvre. Celui-ci refusait de voir jouer Le Réformateur par un autre acteur que celui qu’il avait choisi, Minetti, affirmant que ça n’avait pas de sens de le confier à « un connard quelconque ». Et conspuait les traductions, œuvres d’abord de ceux qui les écrivent et non plus de lui-même.

Seulement, ce n’est pas tant le philosophe qu’on voit sur scène, le grand penseur obsédé par son œuvre, que l’homme d’intérieur avec tous ses travers, dans son ridicule de vieillard malade imaginaire. Il dit : « Si nous plions/nous sommes finis/si nous renonçons/nous sommes morts », mais n’est-ce pas à son propre enfermement qu’il ne veut pas renoncer ?

Bernhard se met en scène avec son ironie féroce et son autodérision mordante habituelle : c’est lui même qu’il peint sous cet air misanthrope et tyrannique. Il avait l’habitude d’accepter les distinctions pour les avantages financiers qu’elles lui apportaient, mais en bafouant leurs dignitaires pendant les célébrations (voir le texte dans le livret à ce propos, très pince sans rire).

La pièce pose une question universelle : ce monstre, sommeille-t-il en chacun de nous, si nous nous laissons aller ? Et ce passage qui résonne en moi : « ceux qui nous font souffrir/nous voulons/les détruire/mais nous ne les détruisons pas tout de suite/nous transformons en un procès de longue usure ». Il questionne nos engagements. Et me rappelle la phrase de Fitzgerald : « Toute vie, évidemment, est un processus de démolition ». 

 
 

Le Réformateur de Thomas Bernhard

mise en scène André Engel

avec 
Serge Merlin
Ruth Orthmann
Gilles Kneusé

 

Jusqu’au 11 Octobre au théâtre de l’œuvre.