Cette analyse accessible des menaces qui pèsent sur la biodiversité sera-t-elle un levier de prise de conscience pour la COP21 ?

La conférence de l’ONU sur le changement climatique (COP21) s’ouvrira dans deux mois à Paris. Le livre d’Elizabeth Kolbert, La 6ème extinction, sera-t-il à cet événement fondamental ce que le film Home, de Yann Arthus-Bertrand, est censé avoir été pour les élections européennes de 2009 : un levier de prise de conscience ?

Le livre de la journaliste du New Yorker, qui décrit avec précision l’extinction actuelle des espèces, a déjà reçu le prix Pulitzer en 2015 et semble s’acheminer lentement vers le statut de block-buster de la vulgarisation écologique, comme le furent, en leur temps, des documentaires comme Une vérité qui dérange (2006), Le Monde selon Monsanto (2008) ou l’épais ouvrage du biologiste Jared Diamond, Effondrement (2005).

Les scientifiques en première ligne

Comment rendre visible la disparition d’une biodiversité que l’on n’aperçoit parfois même pas à l’œil nu ? Elizabeth Kolbert cède évidemment à la mode du storytelling, qui consiste à faire de la moindre enquête journalistique une aventure, mais elle le fait avec parcimonie, et en poursuivant des buts précis. Le premier est de montrer le monde des hommes de science (elles croisent peu de femmes). L’un des avantages fondamentaux de sa démarche, c’est de montrer la dynamique de la découverte scientifique, ou plutôt, les réticences qu’ont toujours soulevé les innovations.

Pour illustrer les résistances parfois acharnées qu’ont suscité les découvertes concernant les extinctions de masse, la journaliste se fait historienne, et remonte, dans une grande partie du livre, vers l’histoire des sciences, analysant les découvertes de Darwin, de Cuvier, ce qui permet de comprendre comment, petit à petit, l’idée que l’extinction des espèces pouvait exister, qu’une extinction était en cours, et que cette extinction avait des origines anthropiques, s’est lentement imposée, de controverses en controverses. Se fondant sur le modèle des « changements de paradigmes » de Thomas Kuhn   , elle montre ainsi comment les découvertes du XIXe siècle – et certaines beaucoup plus récentes – ont permis de comprendre que les espèces naissaient – et mourraient – et que les causes des cinq grandes extinctions déjà survenues dans l’histoire de l’évolution étaient toutes différentes et complexes.

Ces retours historiques, bien agencés et très accessibles, permettent de donner une grande épaisseur à la réflexion, et aboutissent à deux conclusions : la prise de conscience des chercheurs en « écologie scientifique » de l’impact décisif de l’homme sur son environnement est finalement assez récente ; toutes les découvertes ont été soumises à de grands débats, dont certains ne sont pas encore refermés, comme celui qui concerne la disparition des grands mammifères, et l’impact de l’homme sur cette extinction là.

Voir la diversité

Le deuxième avantage de ce storytelling journalistique n’est pas de mettre la journaliste au centre de l’enquête : car Elizabeth Kolbert s’efface, systématiquement, derrière son regard, derrière une observation fine de la faune et de la flore de ses expéditions dans les zones les plus reculées de la planète. Pourquoi est-ce utile ?

Déplorer l’extinction des espèces se fait souvent selon des modalités très anthropocentrées : on regrette, finalement, la disparition des animaux que l’auteur appelle « charismatiques »   , et qui peuplent la littérature pour enfant. Baleines, tigres, dodos, loups de Tasmanie. Espèces déjà disparues ou en voie de l’être, ils partagent tous des caractéristiques communes : gros, médiatiques et relativement « mignons », ils font d’excellentes peluches, pour l’enfant qui sort de la visite du zoo ou du musée. E. Kolbert, elle, s’intéresse aux grenouilles, aux chauves-souris, aux coraux et à toutes sortes d’algues et d’ammonites disparus. Le travail de traduction en français de toute cette taxinomie complexe est d’ailleurs remarquable.

L’extinction des grands mammifères est, certes, tragique mais la « biodiversité », terme abstrait, se matérialise bien plus souvent sous la forme d’insectes et de micro-organismes, qui ont le malheur de mal passer dans les médias. L’auteure arrive, à plusieurs reprises, à faire sentir la tendresse, l’étonnement, et même l’émerveillement face à des biotopes et des systèmes microscopiques. C’est une gageure, et à mesure que la journaliste décrit les crises traversées par les régions qu’elle visite – parfois à l’aide de photos, qui émaillent le texte – on sent, lentement, monter une sourde angoisse face à une désertification galopante de notre univers vivant. À la lire, on ressent le type de sidération qu’il était possible d’éprouver face au maïs difforme et pour tout dire monstrueux du documentaire de Marie-Monique Robin sur Monsanto. S’ouvre sous nos pieds la perspective d’un monde vide, pauvre, aride et silencieux, où l’homme aura exterminé, volontairement ou involontairement, plus de la moitié des espèces vivantes, s’élevant au statut d’une véritable catastrophe écologique.

 
L’Anthropocène


Cet impact des activités humaines est si décisif que certains scientifiques, même si cela fait débat pour d’autres, ont choisi de désigner notre ère géologique sous le terme d’ « anthropocène », un terme justifié par l’impact de l’homme (anthropos), qui sera lisible jusque dans les couches et les strates terrestres de l’avenir.

La focalisation de l’enquête sur l’impact des activités humaines sur une biodiversité « sur le terrain » possède, à mon avis, un avantage majeur. La plupart des réflexions récentes sur la question du changement climatique se font sur un mode plus proche des sciences physiques : on calcule des rejets en tonnages de CO2, on montre des usines en train de fumer, on brandit la menace d’un réchauffement de plus de 2°C (objectif à ne pas dépasser pour la COP21) et on termine sur les alternatives : développer le renouvelable, limiter les rejets de GES (gaz à effet de serre), etc. La lecture, finalement, est simple : l’activité « humaine » (nous y reviendrons) doit être modifiée, pour ne pas faire grimper la température, et menacer ainsi, outre la vie animale et végétale, notre propre vie.

Le livre de Elizabeth Kolbert, comme ceux de Jared Diamond   ), se centre sur la vie animale, et sur des mécanismes d’extinction moins « physiques » que biologiques, parfois plus complexes à expliquer, mais tout aussi fondamentaux. Le principal pourrait être désigné sous le terme de « mondialisation des espèces » : depuis que les humains circulent entre les continents, ils ont répandu des espèces dans des environnements qui n’étaient pas le leur à l’origine. E. Kolbert le souligne : il s’agit d’un jeu de roulette russe   . 99 fois sur 100, le pistolet « biologique » n’a pas de balle dans le barillet. Mais quand, pour des raisons complexes, la 100ème espèce réussit son insertion dans un écosystème spécifique, elle peut y provoquer des ravages irréversibles. C’est le cas dans le début de l’enquête de la journaliste, qui montre la véritable extermination des grenouilles, à travers le monde, par un champignon pathogène ; ou celle des chauves-souris, non moins rapide et tragique, pour la même raison. Ces champignons ont, évidemment, été transportés par des hommes.

Cela n’empêche pas l’auteur de revenir longuement sur la place des GES dans le réchauffement et dans l’acidification des océans ; elle montre d’ailleurs avec un brio particulier cette face souvent négligée du changement climatique : ce qui se passe au-dessus du niveau de la mer est en totale interaction avec ce qui se passe en-dessous   . La modification de l’acidité de la mer, du fait de l’absorption massive de dioxyde de carbone, est lourde de risques majeurs.
   

Dépolitiser l’écologie ?

La vision « physique » du réchauffement climatique, malgré son caractère mécanique et déprimant, a conduit à proposer, peu à peu, des réponses et des moyens de lutte concrets. Comme il est responsable d’une grande partie de la 6ème extinction, nous connaissons, donc ces moyens d’action – dont fait partie le courage politique et l’habileté à négocier de nos dirigeants dans deux mois. Mais que faire, alors, face à des « espèces invasives » dont le commun des mortels n’a aucune conscience ? Faut-il prendre des mesures pour juguler cette mondialisation des espèces qui conduit à un appauvrissement drastique de la biodiversité, alors que c’est tout bonnement impossible ? Comment ne pas céder à une forme d’apathie terrifiée, lorsque l’auteure nous décrit la manière dont les Homo sapiens ont « fait disparaître » l’homme de Neandertal, et ne pas considérer l’extinction actuelle comme un destin, puisqu’elle est en cours depuis si longtemps et que, surtout, son accélération semble incontrôlable   ?

L’auteure ne propose aucune solution, si ce n’est, en quelques pages finales, de garder l’espoir, et de prendre et conserver nos responsabilités, dans une conclusion saisissante qui nous décrit un monde où le plus grave ne serait pas la disparition de l’homme qui aurait sapé ses propres conditions de survie, mais un monde appauvri, irrémédiablement, y compris pour les espèces qui survivraient à cette 6ème catastrophe et à notre espèce. En proposant de garder l’espoir, elle s’inscrit donc à l’exact opposé de la perspective prônée par un Jean-Pierre Dupuy, qui proposait un « catastrophisme éclairé »   : nous n’agirons vraiment que si nous sommes persuadés que la catastrophe est certaine. À lire l’ouvrage de E. Kolbert, la catastrophe n’est pas certaine dans un avenir plus ou moins proche : elle est déjà là.

Par ailleurs, la teneur « anthropologique » du propos dépolitise entièrement la question écologique, ce que souligne le journaliste de Libération, qui écrit qu’Elizabeth Kolbert n’a pas « basculé dans l’engagement » et qu’elle n’a rien d’une « pasionaria écologiste » (Libération, 14 août 2015). Cet écueil avait déjà été souligné par Daniel Tanuro à propos des différents ouvrages de Jared Diamond : à considérer que toutes les formes de destruction écologique sont le fait de « l’homme », perçu comme une abstraction an-historique, on finit par oublier la place de l’histoire dans cette pré-histoire, et surtout la place des deux derniers siècles d’exploitation capitaliste dans ce processus. C’est évidemment plus vrai des phénomènes liés à l’industrialisation que de ceux liés à la « mondialisation des espèces », qui sont antérieurs, mais se sont accélérés avec les formes récentes de la globalisation.

Le livre d’Elizabeth Kolbert n’en demeure pas moins un exemple de rigueur. Le constat est amer : nous sommes bien en train de vivre la 6ème grande extinction des espèces et nous en sommes bien la cause. L’ouvrage, modèle de journalisme scientifique, atteindra certainement son but politique : être un levier dans la prise de conscience de l’urgence à agir, sans prescrire les modalités de cette action