Suffit-il d’être libéré pour être libre ? Quel est le rapport entre la liberté et la libération ? Ce sont les questions que pose le dernier roman de Jeanne Benameur. Etienne, photographe de guerre, a été pris en otage. Il est finalement relâché. Le livre commence au trajet de son retour en France. Etienne se tient tout contre sa liberté, qui lui demeure, au début du roman, largement inaccessible.

La part d'otage

La thèse de Jeanne Benameur, c’est que nous sommes tous prisonniers d’une part de nous mêmes, à laquelle nous n’avons pas accès. L’expérience du ravissement, du confinement, devient intéressante pour l’écriture à partir du moment où elle touche à l’universel (voir la citation de Pedro Kadivar à propos de l’exil dans mon article sur la Mousson d’été ici). La part d’otage en nous, c’est ce à quoi nous tentons d’échapper par nos fuites, nos voyages, nos escapades. Dans le livre, elle est représentée par un mur devant lequel on se tient, dans sa cellule.

Est-il possible d’accéder à la liberté intérieure ? La réponse de Jeanne Benameur est ambiguë. D’un côté, il y a ce très beau passage, où Etienne fait face à son mur, qui se fissure. De l’autre, l’auteure écrit aussi que « connaître la question, c’est devenir fou », phrase qui fait penser à la métaphore de Nietzsche – parfois le voile se soulève et on aperçoit la vérité, mais elle est trop terrible à supporter.

Otages intimes, c’est aussi un roman en musique. Enfermé, Etienne « tient » en se remémorant le trio de Weber qu’il a joué enfant avec ses deux meilleurs amis, Enzo et Jofranka. Extrait :

« Etienne joue.
Alors dans une strate tout fraîche apparaît un mur. Un pauvre mur de terre séchée une couleur passée entre gris et rose… un mur qui avait été peint un jour… par des mains qui avaient voulu mettre un peu de beauté dans la misère… Tous les détails sont là. Le craquèlement de la surface, un endroit comme enfoncé, un creux au bas du mur, il a eu tout le temps de se demander ce que c’était.
Son ventre se serre.
Continuer à jouer. Reconnaître chaque fissure du mur. Son mur. Face à lui. Jour après jour. Là-bas. Et lui assis par terre devant, s’obligeant à soulever un bras puis l’autre, s’obligeant à rester en vie. Rien. Ne plus être rien. Ne plus rien savoir du monde, de personne. S’obligeant à parler à voix haute pour ne pas perdre la langue. Il paraît qu’on peut perdre jusqu’à l’articulation des mots. Peur de devenir une bête. Juste une bête qui attend de quoi se nourrir et tenir en vie, encore. Peur de ne plus jamais pouvoir être un visage face à un autre visage. Peur de devenir un sans-âme un plus rien. Son mur. Face à lui. Continuer à jouer. Et lui cognant une nuit sa tête contre ce mur. Tout seul. Combien de fois ? D’abord doucement puis de plus en plus fort. Juste pour sentir quelque chose. Encore. Le sang. Et perdant conscience. Et personne. Personne oh personne. »

La scène rappelle Mstislav Rostropovitch, jouant du violoncelle devant le mur de Berlin qui vient de tomber.
La musique, c’est ce qui permet de faire face au mur. De tenir. De nouer le trio amoureux que forment Etienne, Enzo et Jofranka. C’est quand le mur se fissure que naît l’écriture : de photographe, Etienne devient reporter.

L’écriture de Jeanne Benameur pourrait être facilement caricaturée : des phrases courtes, sans verbes (On pense aux pastiches qui ont été faits du groupe de musique Fauve). Parfois, elle n’évite pas l’écueil du banal. Mais se rattrape, toujours. Même si j’utilise ici le vocabulaire des manuels de développement personnel, il me semble que le livre de Benameur touche à quelque chose de profond. C’est un roman, c’est-à-dire une tentative de mise en forme, de mise en mots, de mise en corps, d’un propos philosophique, sur la liberté et l’emprisonnement