La mort de Louis XIV, entre glorification d’une légende, critique d’un règne et survie d’un nouveau modèle d’Etat et de souveraineté.

Le 1er septembre 2015 marque le tricentenaire de la mort de Louis XIV. Comme de coutume, cette date anniversaire donne lieu à de nombreuses publications dans la presse généraliste   . Elle suscite aussi chez les maisons d’édition la volonté d’accompagner le mouvement en publiant – ou en faisant reparaître – des livres sur Louis XIV. C’est donc dans un paysage encombré que Gallimard, et plus précisément Ran Halévi, a décidé de demander à Joël Cornette d’accomplir l’exercice périlleux d’écrire un livre sur le 1 septembre 1715, pour la collection « Les journées qui ont fait la France ».

Ouvrage difficile car il implique, suivant en cela le cahier de charge de la collection, de mener de front le récit circonstancié d’une journée précise et de revenir sur les événements qui ont rendu possible cette dernière. En l’occurrence, cela nécessite de revenir sur le règne de Louis XIV   . L’historien doit alors trouver le juste milieu entre récit de la mort de Louis XIV et histoire du règne. Autant le dire dès à présent, Joël Cornette s’acquitte plus qu’honorablement de cette tâche, offrant au lecteur aussi bien une présentation des derniers moments du roi et de leurs implications qu’une réflexion sur l’absolutisme.

La mort de Louis XIV ou le kaléidoscope temporel

Dans Si le grain ne meurt, André Gide raconte l’émerveillement enfantin que lui procurait un kaléidoscope. Il est fasciné par les possibilités de réagencement du réel. Le jeu rend possible et même indispensable les télescopages de formes et de couleurs. Cette métaphore convient aussi à l’entreprise de Joël Cornette qui ne cesse, tout au long du livre, de faire des aller et retour dans la tessiture temporelle du règne de Louis XIV. Il s’essaie à en dénouer l’écheveau complexe et à le rendre visible au lecteur. Par là même, il tente d’éviter deux écueils, inhérents à la collection, mais qui revêtent une acuité particulière dans le cadre d’un livre consacré à la mort de Louis XIV   .

Le premier viserait à faire le récit le plus précis possible de la journée même. En l’occurrence, il existe déjà un ouvrage récemment paru qui se consacre à cette tâche minutieuse   . Dans ce livre, le conservateur au Château de Versailles entend retracer au plus près, de manière positiviste pour ainsi dire, les derniers jours de Louis XIV. Pour ce faire, il donne voix au chapitre aux sources dont il livre d’abondants extraits   . Si ce récit n’est pas absent du livre de Joël Cornette – il occupe les deux premiers chapitres – l’auteur le présente de manière succincte et, surtout, de manière problématisée. Il montre, se fondant sur les travaux de l’école cérémonialiste, les enjeux politiques et symboliques de la mort d’un roi et de ses funérailles.

Le second risque serait de faire, de manière déguisée, une histoire du règne de Louis XIV. En soi, rien n’interdit l’auteur de s’y atteler et le livre balaie d’ailleurs l’ensemble de celui-ci. Pour autant, il s’agit toujours de faire le rapprochement entre les événements survenus le 1er septembre et ceux du règne du « Roi-Soleil ». Comme le dit Joël Cornette de façon inaugurale, « interroger la portée de cette mort, celle d’un homme, celle d’un roi, oblige à reconsidérer le règne tout entier »   . L’objet du livre est clair, il s’agit d’envisager la mort du roi comme une apocalypse, au sens étymologique du terme. Encore faut-il voir quels sont les ressorts problématiques qui sous-tendent ce projet et sont destinés à problématiser cette journée.

Les discours, révélateurs d’un règne

Le choix historiographique opéré par l’historien pour connecter la journée du 1er septembre 1715 aux 72 années du règne consiste à partir des discours produits au moment de la mort du roi. Ce moment de rupture voit se multiplier les prises de paroles, la liberté de parole étant favorisée par la mort du roi   . A côté du pôle officiel, reprenant les arguments de la « fabrique de la grandeur », se dessine un autre pôle constituant un envers du règne. Des pamphlets sont publiés, des libelles circulent. Sans l’interpréter comme l’une des étapes d’une hypothétique marche triomphante de l’opinion publique, ces écrits et ces discours sont révélateurs d’une « brèche » qui « a bel et bien été ouverte »   .  Ce contrepoint, cette inversion de la gloire dressant un noir tableau, abordent l’ensemble des réalisations et des événements du règne((Joël Cornette se fonde en grande partie sur l’utile travail d’Henri Duranton (éd.), « Ci-gît notre invincible roi… ». Epitaphes satiriques sur la mort de Louis XIV, Paris, Cour de France.fr, 2010. Documents inédits publiés en ligne le 1er janvier 2010((http://cour-de-france.fr/article1396.html. Voir aussi DURANTON Henri, « Ci-gît notre invincible roi. Épitaphes et autres requiem pour la mort de Louis XIV », dans Louis XIV : l’image & le mythe. Colloque international – Château de Versailles les 21, 22 & 23 janvier 2010, DA VINHA Mathieu, MARAL Alexandre et MILAVANOVIC Nicolas (dirs.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 243-260.)). En s’interrogeant sur la pertinence de ces accusations, sans jamais revêtir l’impossible, et ridicule, habit de l’avocat de la défense ou d’accusateur public, Joël Cornette peut parcourir de nouveau le règne en s’interrogeant sur sa mémoire au début du 1er septembre 1715   .
Davantage que la présentation classique des institutions, du fonctionnement des stratégies de  publication de la gloire du « roi de guerre » ou du « roi-soleil », l’apport du livre réside dans son analyse de l’absolutisme à un moment-clé. L’ouvrage, faisant la synthèse des travaux les plus récents sur le sujet, montre bien que le règne de Louis XIV constitue un tournant. C’est le moment où le pouvoir royal atteint une effectivité jusque-là inédite   . Cette innovation se traduit tout d’abord par une personnalisation nouvelle du pouvoir. C’est le célèbre – et apocryphe-« l’Etat c’est moi ». A l’analyse classique de cette logique, Joël Cornette apporte des commentaires de portraits, des observations sur le corps du roi – pris au sens premier, soit dans sa corporéité. Il suffit de penser au portrait en cire d’Antoine Benoist de 1706, marqué du sceau du réalisme le plus cru. Ensuite, il montre bien l’autonomisation concomitante et  inédite de l’appareil d’Etat, qui constitue pour l’historien, selon une logique tocquevillienne, l’acte de naissance d’une « haute fonction publique ». C’est le « Je m’en vais, l’Etat demeurera toujours » prononcé sur le lit de mort. Sans être révolutionnaires sur le plan historiographique, ces développements permettent de comprendre la tension advenue à la mort du roi.  Elles expliquent aussi le soulagement que donnent à lire les sources.
Le livre rend ensuite compte, avec limpidité, de l’après-louis quatorze et de la mise en place de la régence avec ce que Joël Cornette appelle, selon une belle expression, « l’anatomie d’un contrecoup d’Etat »   . Pour l’historien, en ce 2 septembre apparaît l’impossible héritage de l’exercice de la souveraineté louis-quatorzienne, tant celui-ci est précédé d’un lourd testament symbolique à défaut d’un testament politique que Philippe d’Orléans s’est empressé de faire casser lors d’une journée dont le duc du Maine a été la dupe. Le XVIIIème siècle, en se gardant bien de faire preuve de déterminisme, est parcouru de cette tension entre un idéal de souveraineté inédit et l’impossibilité pour les successeurs de Louis XIV de la porter.
Finalement, si l’ouvrage ne présente pas de thèses novatrices sur Louis XIV et son règne, ni ne se fonde sur une utilisation de sources inédites, il offre une élégante histoire politique du règne au prisme de l’absolutisme. Surtout, il réussit à montrer que s’arrêter sur le 1er septembre 1715, loin d’être un choix arbitraire, permet de mieux saisir ce qui se joue entre la monarchie du XVIIème siècle et celle du XVIIIème siècle