Un essai documenté et stimulant qui, par une analyse comparatiste des mouvements insurrectionnels, tente de faire du passé un instrument pour l'avenir.

Avec La dynamique de la révolte, les plus avertis sauront où ils mettent les pieds. Par la maison d'édition tout d'abord : La Fabrique, petite structure militante bien identifiée dans le paysage éditorial français, engagée « à gauche de la gauche », comme affiché, et publiant des ouvrages qui offrent un regard oblique et souvent subversif sur les débats et enjeux de société. Au catalogue, on trouve des penseurs (historiens, philosophes, sociologues...) tels que Jacques Rancière, Alain Badiou et Frédéric Lordon. Par l'auteur ensuite, Eric Hazan, fondateur desdites éditions, qui, fort de ses presque 80 ans, n'a rien perdu de sa fougue et conviction révolutionnaires.

Il nous livre ici un essai court et incisif qui fait constellation avec d'autres ouvrages de la maison parus ces dernières années : L'insurrection qui vient (2007), A nos amis (2014) - du côté du Comité invisible - Une histoire de la Révolution française (2012) et Premières mesures révolutionnaires (2013) par Eric Hazan. La dynamique de la révolte pourrait être considérée comme la suite de son dernier livre de l'auteur puisque des thèmes y sont communs et prolongés. Mais si le livre de 2013 voulait en finir avec les révolutions ratées, celui de 2015 ne préconise rien sur l'organisation de la révolution en cas de succès : il opère un retour dans la chronologie du fait révolutionnaire, la séquence dont il est question ici est celle du moment initial, « le temps du déclenchement révolutionnaire ».

Le lecteur trouvera les récits ciblés et motivés de plus de deux siècles d'épisodes insurrectionnels et révolutionnaires en différents endroits du monde, « depuis la prise de la Bastille à la chute de Ben Ali et Moubarak en passant par Juin 1848, la Commune de Paris, les révolutions russes de 1905 et 1917, celles d'Allemagne, de Chine, d'Espagne de Cuba, la Commune de Shangaï, l'insurrection zapatiste... ». Pourquoi un tel panorama historique ? Eric Hazan ne déroule pas le fil d'une histoire visant à célébrer ces événements comme autant de jalons vers un avenir radieux, il entreprend une analyse comparatiste avec une idée très claire en tête : faire apparaître en écho les récurrences historiques sur la façon dont les révolutions se déclenchent et ainsi apprendre du passé les séquences signifiantes pour penser l'action commune. Penser l'action comme préalable nécessaire et indispensable pour mieux passer à l'action collective, c'est-à-dire la révolution. Eric Hazan poursuit là son mouvement de fond : instituer un lien dynamique entre passé et présent pour faire advenir. Le sous-titre de l'ouvrage est à ce point éclairant : sur des insurrections passées et d'autres à venir. A l'origine de cette analyse, une réaction profonde : s'insurger contre ce qu'il nomme le pessimisme ambiant. Cette tendance contemporaine à penser qu'aucun changement n'est possible, que les gens n'ont aucune prise sur rien et que la révolution est donc hors de propos, pas d'actualité, car les conditions au déclenchement de l'insurrection ne sont pas réunies - les gens seraient dépolitisés, le rapport de force défavorable et aucun parti prêt à encadrer et mener la révolte.

Les différentes parties de l'ouvrage tentent de déconstruire ces préalables affirmés par le « bon sens consterné » en évaluant leur pertinence : y a-t-il un lien de cause à effet effectif et inconditionnel entre politisation et révolte ? Le rapport de force positif est-il une donnée dont il faut s'assurer avant de s'engager ? L'existence d'un parti capable de mener la révolte est-il nécessaire ? A la lumière des insurrections passées, Eric Hazan répond par la négative à toutes ces questions. Pour l'auteur, ce n'est pas un haut degré de conscience politique qui déclenche le plus souvent l'insurrection mais la colère et la faim, le sentiment politique que la situation n'est plus acceptable, que « cela ne peut plus durer ». La politisation, entendue comme éducation et conscience politiques, est tout aussi légitime à être conséquente au passage à l'acte : « la véritable politique » se développe par l'action commune. Dans le même esprit, Hazan dénonce la vision comptable d'une théorie de l'action d'où procèderait l'idée d'un nécessaire rapport de force positif pour passer à l'acte, le rapport de force défavorable signifiant alors l'écrasement inévitable de la révolte. Les épisodes insurrectionnels montreraient au contraire que le propre du rapport de force est d'être inférieur au départ mais évolutif, l'enjeu consistant à le renverser par « la mise en mouvement des masses et la défection des forces de l'ordre ». Envisageant les insurrections à venir, Hazan considère les réseaux sociaux comme des outils de mobilisation collective (mais non comme fondement de rassemblement) et l'hétérogénéité et les contradictions internes des forces de l'ordre comme un levier favorable au retournement de situation.

La question d'un parti d'avant-garde, figure de proue de la révolte, occupe à elle seule près de la moitié du livre. L'auteur en précise le soubassement idéologique : poser comme préalable nécessaire le fait d'avoir une force ou un parti suffisamment structuré pour impulser et diriger l'insurrection revient à considérer que les masses ne sont pas assez politiquement éduquées. Hazan pose ainsi la question de savoir si « les insurrections passées, victorieuses ou non, ont-elles vraiment été lancées et dirigées par des partis homogènes, soudés et disciplinés ». S'il formule une réponse en trois temps sous les titres « certainement non », « oui mais » et « certainement oui », la thèse de son développement, très fourni historiquement, est de montrer que l'implication d'un parti dans la direction du mouvement insurrectionnel est au mieux une trahison, au pire un désastre. Ces quelques soixante-dix pages sur ce thème semblent vouloir détacher des esprits l'idée d'un parti comme nécessaire préalable à l'action et invite donc les lecteurs à penser l'action insurrectionnelle sans recours obligé à une structure. 

Il est ici important de préciser davantage les fondements idéologiques qui structurent le raisonnement et prennent donc le contre-pied radical de schémas de pensée traditionnels. Le pouvoir s'il se renverse n'est pas à prendre mais à partager, voire plutôt à se disperser. La révolte n'a pas pour but, selon Eric Hazan, de remplacer un parti en place par un autre. De son analyse comparatiste au sujet de la dynamique de la révolte, il s'emploie à dégager des sortes de lois de fonctionnement ou des schémas de déclenchement qui permettent selon lui d'identifier des pièges... et donc, selon lui, des erreurs dont il serait bon de se garder de répéter à l'avenir. Ainsi la séquence : insurrection victorieuse – gouvernement provisoire – élection d'une assemblée constituante, qui fonctionne sur le mode de la peur et de la réassurance. Les élections ne portent pas au pouvoir les révolutionnaires mais des personnalités déjà connues à tendance réactionnaire, ou a minima conservatrice. Partant de ce constat de récurrence, Eric Hazan en appelle à se défaire du réflexe parlementariste et du « désir électoraliste » comme mode de légitimation de l'action révolutionnaire. La position peut paraître violente tant elle est radicale et bouscule la pratique usuelle de la démocratie. On peut imaginer les réactions provoquées par de telles phrases : impossible et dangereux (pour les plus réfractaires au questionnement) ou donc quoi alors ? Comment autrement ? (pour les plus curieux à interroger la structure). Et entre les deux tout un panel d'autres questions possibles, sur fond d'images rémanentes de ce que l'historiographie nous a appris des insurrections populaires (sang et chaos). Car l'auteur a raison, oui ces images de peur sont collées aux esprits, oui les suites inconnues inquiètes. Mais avancer de façon aussi argumentée que l'appel au vote sabre les mouvements populaires, que le parlementarisme en est le fossoyeur et s'arrêter presque là dans le raisonnement suspend à ce point la réflexion que les conclusions tirées par le lecteur (non acquis à la cause) pourraient être inverses à celles souhaitées par l'auteur. Certes, le livre affirme parler de l'initial... mais pas toujours, et dans ses glissements temporels, il se risque à ne pas développer. Eric Hazan déclare d'ailleurs dans sa dernière partie que « ce que montre l'histoire révolutionnaire, c'est que les moments les plus heureux sont ceux où le pouvoir perd toute forme de dicible »  

Car, au-delà de l'audience certaine que connaissent les livres d'Eric Hazan, un tel développement pose la question du lectorat : à qui peut bien s'adresser un tel livre ? Aux personnes déjà acquises à la cause révolutionnaire, sans nul doute, et ce malgré les points de dissensions possibles sur différents développements. Mais ce serait bien réducteur au regard d'une des motivations premières de l'auteur : lutter contre le pessimisme ambiant. On peut alors imaginer que l'auteur cherche à travailler un sentiment politique diffus et (de plus en plus ?) présent dans nos sociétés, un « ça ne peut plus durer », pour le convaincre d'un « maintenant il faut y aller ». D'où l'enjeu historique pour lui de se focaliser sur le « moment initial », « l'instant décisif ». Démonter les préalables supposés nécessaires pour passer à l'action serait un moyen de changer la manière de penser l'action et donc de ne pas attendre davantage ou valider un « possible » pour faire. Lire, comprendre et se laisser convaincre que l'on peut lancer une révolution sans bagage politique, en rapport de force inférieur et sans parti pour éclairer les masses permet-il de se sentir moins pessimiste quant à l'action révolutionnaire ? Cela présuppose que le lecteur considère la révolution comme un, voir le, moyen d'action du changement politique, qu'il ait même une croyance en l'action collective. On parle encore aux mêmes, ou presque. Il semble que le livre peine à déboîter sa logique pour s'adresser à un plus grand nombre. Evaluer la possibilité ou la probabilité d'un événement suffit-il à peser ses chances de commencer ? La démarche est remarquable, mais à condition d'envisager avec précision les circonstances qui tiennent à l'environnement historique. La question de la temporalité actuelle est ici peu envisagée, ou du moins pas assez pour ceux que le livre pourrait convaincre plus largement de bouger, hors cercle acquis à la cause révolutionnaire. La colère et la faim sont avancées en causes de l'instant décisif. Or si vraisemblablement toutes les insurrections mentionnées ont été déclenchées par la colère et la faim, toutes les situations de colère et de faim n'ont pas déclenché des insurrections. Le pessimisme ambiant peut être une cause de cette inertie, peut aider à comprendre, mais ne semble pas être suffisant pour expliquer l’absence de mise en mouvement insurrectionnelle. Où se situe le point de colère et de faim qui peut faire basculer un ordre établi ? Comment et pourquoi peut durer un état d'acceptation ? Sur ce point, les livres de Frédéric Lordon sur le rôle des affects dans la mise en mouvement des corps peuvent venir compléter et mettre en perspective le raisonnement. Car la vision de l'histoire développée par Eric Hazan est fortement liée à une logique de l'événement portée par l'action spontanée qui, si elle peut avoir un certain charme romantique, laisse un peu sur sa faim en début d'analyse.

Pour autant, ce livre a donc le mérite - en plus de nous en apprendre sur certains détails historiques des mouvements insurrectionnel - de faire bouger des lignes en déconstruisant des présupposés tout en questionnant l'évolution sémantique de concepts politiques souvent appréhendés aujourd'hui comme évidents ou allant de soi : la démocratie garantie par le vote, la république, la révolution bien sûr. Et que le lecteur soit d'accord ou pas avec le détail de ces analyses, partisan ou non de la cause révolutionnaire, on trouve de quoi interroger ses propres représentations et constructions de pensée politiques. En prologue, Eric Hazan suggère des pistes de réflexion sur quelques glissements paradigmatiques desquels procèderait la répudiation de l'idée révolutionnaire.   Que le discours philosophico-politique ait changé de cadre de référence pour l'analyse de la société, passant d'une lecture socio-économique fondée sur la lutte des classes à une lecture socio-culturelle fondée sur les cultural studies. Que la dialectique oppression/révolte ait laissé la place à celle de démocratie/totalitarisme. Et quand on aborde la question des mots, on touche aux soubassements mêmes de toute structure.

Persévérance ou impatience, Eric Hazan veut briser l'attente de « la fin libératrice » - « ne plus attendre pour y aller » - et convaincre (et rassurer?) que l'organisation n'est pas un préalable à l'action mais en est la fonction