Une réflexion autour des discours théoriques sur la photographie et la naissance d'un nouveau concept : le photographiable.

« Nous n’acceptons plus d’images ou de sensations que manipulables »   . Telle Méduse, la photographie pétrifie d’abord son spectateur de son apparence d’évidence. À partir de ce constat et sans travestir son objet, l’ouvrage Le Photographiable, dirigé par Jean Arrouye et Michel Guérin, choisit de se détourner de l’usage photographique endoxal pour débarrasser le discours théorique sur la photographie de ses vieux spectres. Sans doute faut-il préciser que les articles qui composent ce livre prêtent une attention particulière au tournant technologique qu’est la fin du règne de l’image argentique et l’avènement de l’image numérique, chant du cygne de l’analogie et du principe nostalgique barthésien du « ça a été ».

Comme le soulignent les directeurs de ce projet en préambule, si le tournant numérique date des années 1980 et que la redéfinition de la photographie devient incontournable, elle reste à faire : il s’agit de sortir le discours théorique de l’ornière sémiologique dans laquelle il s’est enlisé. Nous quittons le langage adamique – la langue d’avant la faute – pour aborder la photographie avec un regard et, surtout, des mots nouveaux. Elle n’apparaît plus simplement comme une moire de stratégies et de faux-semblants, encore moins comme la trace d’un processus révélateur de vérité, et échappe au jeu paradigmatique : les couples de concepts opératoires réel-représentation, sujet-objet, fond-forme, etc., soigneusement déconstruits, échouent à en rendre compte.

Que reste-t-il dès lors du discours contemporain sur la photographie ? Un mot est avancé comme instrument conceptuel : le photographiable. Reprenant le néologisme de Vilém Flusser dans un souci philosophique – et poétique ? – les différents auteurs – théoriciens et/ou praticiens de la photographie – explorent la notion, la dotant d’une grande variété de sens. Tantôt extension maximale, tantôt limitation absolue, le photographiable apparaît d’abord comme l’espace de ce qui peut être photographié et des limites du voir, toujours repoussées par les avancements techniques : des fonds sous-marins aux surfaces de la lune, du grain de la peau aux rayons X visualisant l’intérieur du corps, en passant par la captation du mouvement même, rien ne semble plus échapper à l’œil contemporain. De même, la photographie contemporaine ne recule devant aucune problématique : elle est sordide, morbide, pornographique, etc. Utopie photographique ?

Une première partie de l’ouvrage intitulée « Question philosophiques, anthropologiques, éthiques » s’interroge sur les limites éthiques du photographiable, pris dans une course effrénée et fantasmatique de redoublement du réel. On mentionnera l’article de Carine et Élisabeth Krecké, déconstruisant le fantasme de « transparence absolue » auquel nous tendons. Le passage des premiers clichés de la Terre pris depuis la fusée Apollo 8, enrobés de mystère, à un projet comme celui de Google « Street View » cartographiant visuellement la planète est la preuve tangible de notre entrée de l’ère de l’« excès de réel », selon le mot de Jean Baudrillard. L’analyse accuse l’indifférence dans laquelle ces images sont captées, les stratégies de pouvoir qu’elles servent comme le manque de transparence du groupe. De même, Steven Bernas reprend dans son propos intitulé « Le photographiable et l’imphotographiable » les termes d’un débat qui a fait couler beaucoup d’encre à propos de l’exposition de l’année 2000, intitulée « Présumés innocents », au musée d’Art contemporain de Bordeaux, centrée sur l’ambiguïté de l’enfance. Jusqu’où la photographie d’art peut-elle perturber nos représentations ? interroge l’auteur.

À travers la seconde partie de l’ouvrage, consacrée à quelques problèmes esthétiques, le lecteur saisit le présupposé ontologique autour duquel s’articulent la plupart des contributions : il s’agit de considérer la photographie comme une pratique et non comme une image. Comme le souligne Arnaud Millet, dans « Il n’y a pas de photographiable ! », la photographie contemporaine suit la voie ouverte par la peinture, sortie depuis longtemps de la référentialité. Elle fait disparaître le « sujet » de l’image, « désignifie », laissant voir les couches sensibles qui la composent : « Le sujet de la photographie n’est plus qu’un prétexte pour faire des images photographiques, le sujet leur important moins que la texture, les formes et les couleurs de la matière photographique »   .

Le constat de « déréalisation » est ensuite relayé dans ce livre par toute une série d’articles passant en revue différentes pratiques contemporaines de la photographie basées sur les variations techniques de l’appareil. Des « fautographes » comme Joan Fontcuberta agrandissant exagérément l’image aux pratiques pictorialistes de Thomas Ruff, c’est tout un « potentiel de manipulation », selon le mot de Michelle Debat, qui est au cœur de la photographie aboutissant à une mise à distance du réel, forçant le spectateur à adopter la bonne distance face à ce qu’il voit. Les conséquences sont de deux ordres : d’une part, la photographie virtuelle s’affichant comme un pur leurre donne raison à la critique platonicienne des images; d’autre part, elle inscrit la photographie dans un processus réflexif, typique de l’art contemporain. Il faudrait encore évoquer les techniques de flous et de mauvais cadrages de Paul Saevright décrits par Christine Buignet, qui, bien que barrant l’accès au visible, forment « un dispositif menant le spectateur à (re)construire une autre image, à partir des simuli, sensoriels et psychiques induits par son œuvre »   . Ainsi, cette image photographique inaccessible ou « inimageable » redouble d’intérêt, en ce qu’elle devient un objet de pensée, une « méta-image »   .

Nous l’aurons compris, la toute-puissance technique de l’appareil photographique décrite par Vilém Flusser en son temps est poussée à son comble dans ces pratiques artistiques. À partir de ce constat, Danièle Méaux prend ses distances avec la perspective critique de Flusser et déploie au contraire le potentiel créateur des limites de la technique. Elle montre comment bon nombre de photographes cessent de lutter contre les contraintes de l’appareil et en font l’essence de leur approche artistique : la restriction devient alors un enrichissement au service de l’exploration du visible. Enfin, dans une partie intitulée « Paradigmes littéraires et artistiques », les critiques témoignent de l’incidence du paradigme photographique contemporain sur la littérature, la sculpture ou encore la performance.

 Au terme de ce parcours interdisciplinaire, la photographie se révèle aussi plurivoque qu’ubiquitaire. Derrière la richesse et l’hétérogénéité des regards critiques, l’exigence de précision et de clarté n’est pas également partagée entre les différents propos. Mais l’ouvrage présente l’avantage de se dérouler selon un projet souple et de proposer une grille heuristique qui ouvre à de nouvelles perspectives et possibilités d’investigation