Une enquête au cœur des prisons françaises.

Didier Fassin, directeur d’études à l’EHESS et professeur à l’Institute for Advanced Study de Princeton, présente dans L’ombre du monde, le résultat de plusieurs années d’enquête sur la « condition carcérale » en France. Après avoir enquêté ces dernières années sur la « raison humanitaire »   et sur la police de quartier   , il poursuit avec cette ouvrage son travail sur la manière dont la société « punit » ses membres dans une perspective « d’anthropologie critique »   .

Adoptant d’emblée, en dépit de ce que le titre laisse sous-entendre, une perspective pluridisciplinaire mobilisant tour à tour la philosophie, l’histoire, l’anthropologie, la criminologie et la sociologie, il multiplie les objets et les échelles d’analyse, passant, au fil de l’argumentation, d’un portrait historique des prisons en France depuis le XVIIIe siècle à la description précise de situations d’interaction. Combinant synchronie et diachronie, il s’attarde également sur des comparaisons avec la situation dans les pays voisins de la France en Europe mais aussi, et peut-être surtout, avec les Etats-Unis.

L’enquête, qui s’est déroulée dans une maison d’arrêt, implique la rencontre d’une situation singulière propre à l’établissement et de surcroît différente de celle des centres de détention où sont incarcérées des personnes condamnées pour des peines plus longues. La maison d’arrêt contient ainsi une population de prévenus et de condamnés à de courtes peines entrainant un turn over important dans les effectifs. Notons par ailleurs que l’établissement ici étudié ne contient pas de quartier de femmes. Didier Fassin a procédé à des observations longues et répétées dans l’établissement ainsi qu’à des entretiens avec les détenus et les différents personnels pénitentiaires (gardiens, officiers, directeurs, conseillers SPIP   , magistrats et avocats). Il a également compilé de nombreuses données statistiques permettant de remettre en perspective son propre travail empirique.

Des délits et des peines

L’introduction de l’ouvrage comporte deux aspects importants. Il vise d’abord à resituer la situation actuelle des prisons françaises dans une perspective historique montrant que, si l’administration des châtiments s’est progressivement adoucie au profit de l’enfermement qui est aujourd’hui devenu la norme. Pour autant la part des personnes incarcérées par rapport à l’ensemble de la population n’a jamais été aussi élevé qu’aujourd’hui. Mais il vise aussi à expliciter les visions théoriques et morales de l’enfermement balançant entre une vision répressive et une vision rédemptrice par l’amendement individuel. Il montre ainsi que la politique pénale actuelle tend davantage à s’orienter vers la première optique que vers la seconde.

Cette revue de littérature et cette contextualisation historique amènent l’auteur à formuler ce qui constitue une des thèses fortes de l’ouvrage. Il n’envisage pas la prison dans une « perspective insulaire »   comme une institution en marge de la société, mais plutôt comme un dispositif au cœur de celle-ci. Elle n’est pas autonome des autres institutions sociales de contrôle. Bien au contraire, elle se trouve au bout de la chaine du contrôle social et son fonctionnement est sous-tendu par les représentations sociales, politiques et médiatiques et les choix répressifs opérés. Elle est l’ombrée portée de la société autant que le miroir de celle-ci.

Un des constats opérés par Didier Fassin dans le premier chapitre, prolongeant par-là ses analyses sur la police, est que les principales causes d’incarcération constatées en maison d’arrêt sont des délits « mineurs »    : possession de cannabis et délits routiers qui conduisent, par leur répétition ou leur cumul avec des peines antérieurs ou d’autres infractions concomitantes (rébellion, « outrage à agent »), directement en prison. Il souligne à cet égard la généralisation de l’usage de la comparution immédiate avec mandat de dépôt. Les choix répressifs opérés, pour faire face à l’« insécurité », par une focalisation sur ces délits ainsi que les discriminations dans les contrôles de police, conduisent à générer une population carcérale aux caractéristiques significatives : des jeunes hommes issus des minorités, souvent peu ou pas diplômés, au chômage et en situation de précarité.

Vivre en prison : l’expérience carcérale

Un aspect majeur de cet ouvrage est qu’il s’attache, dans une perspective anthropologique, à décrire la vie dans un établissement pénitentiaire surpeuplé, son fonctionnement concret, les interactions qui s’y déroulent, les conflits et les accommodements qui y trouvent place. Ces relations sont saisies aussi bien dans une analyse du rapport au temps et à l’espace de la détention qu’au travers des circulations d’objets (tabac, portables) et des relations entre le personnel pénitentiaire et les détenus.

Didier Fassin dresse le cadre spatial (trajets, configurations spatiales) et temporel de l’expérience physique et psychique de la prison. Ce second point est en effet central. La prison est fondamentalement le lieu de la perte de temps, de la « vacuité ». Si le but de la prison est bien de retrancher les individus qu’elle enferme de l’espace public, elle ne permet guère d’employer le temps disponible à la préparation de la sortie, à l’éducation, à la culture tant pour des raisons administratives (longueur des démarches) que pour des raisons individuelles (les peines courtes ne permettent pas la mise en place de telles dispositifs).

Un des points intéressants de l’analyse ici faite est de pointer le rôle d’un certain nombre d’objets qui, quoiqu’interdits comme les téléphones portables, n’en circulent pas moins et permettent aux détenus de maintenir un contact plus solide avec le monde extérieur. Quant au tabac, il fait presque figure de monnaie interne. Il s’échange et s’achète, révélant ainsi toute une économie, au sens premier et au sens moral du terme   .

La réputation de violence des interactions en prison, si elle n’est pas infondée, ne saurait toutes les résumer. L’auteur s’attache à décrire certaines d’entre elles, entre détenus ou entre surveillants/officiers et détenus en montrant comment, suivant les situations et les personnes, s’opèrent ou non des arrangements locaux, temporaires ou durables, ou surviennent des conflit.


Sécurité contre droit(s) des détenus ?

Mais le livre ne se contente pas d’une observation des arrangements, de la coopération et des circulations horizontales dans la prison. Il est également attentif à l’équilibre précaire entre les droits des détenus et la violence de l’institution carcérale elle-même. Il se focalise sur les politiques d’atténuation du « choc » de l’incarcération par la mise aux normes européennes de l’accueil des détenus (cellules plus spacieuses et encadrement attentif). Ceux-ci, du moins les nouveaux venus, déchantent rapidement compte tenu des conditions de détention une fois ce sas passé.

En effet, dans le cours de la détention, l’équilibre est fort précaire entre la garantie des droits des détenus, que ce soit en termes de condition de vie que de possibilités d’activités (emploi, formation…) et les exigences sécuritaires. Les droits théoriquement garantis ne sont exercés qu’après de longues procédures et cèdent parfois le pas devant la « sécurité ». Ainsi, toute infraction au règlement peut conduire le détenu privé ou retardé dans son accès aux activités physiques ou à un emploi. De plus, le recours de plus en plus courant aux ERIS   , option militaire du maintien de l’ordre carcéral, semble appuyer cette idée, ainsi que le renforcement des mesures de sécurité (filets, grillages supplémentaires).

Enfin, dans cette même perspective, Didier Fassin aborde le lien entre condition carcérale et politique pénale, montrant qu’il s’agit assez fréquemment d’une triple ou quadruple peine qui s’abat sur le détenu dans le cadre de la justice délivrée au sein de l’institution pénitentiaire pour réprimer les entorses au règlement intérieur et les formes de résistance. Le détenu peut se trouver condamné à un placement en quartier disciplinaire, à une annulation de sa réduction de peine. Cela peut aller jusqu’à une suspension des démarches en vue de son aménagement de peine voire à un prolongement de sa peine. Le cumul de ces sanctions, lié au séjour en prison lui-même, semble davantage être le lot commun des prisonniers que l’exception.

L’incarcération est donc décrite et analysée comme un processus, c'est-à-dire une suite d’étapes allant de l’interpellation à la sortie de prison tenant compte de la détention préventive, des conditions de jugement et, bien sûr, de la détention elle-même. Elle implique dès lors, non pas le simple établissement pénitentiaire, mais un ensemble d’acteurs et d’institutions intervenant de plus ou moins près dans cet univers : les policiers, les magistrats, les avocats, le personnel pénitentiaire, les SPIP mais également les journalistes et le personnel politique qui publicisent et politisent certains aspects particuliers de la « délinquance », les législateurs qui établissent les lois et, dernier ressort, les citoyens. De fait, et tel est bien la conclusion majeure de l’ouvrage, « la fonction de la prison n’est par conséquent pas simplement de sanctionner des délits, mais d’apporter une réponse répressive à la question sociale en la fondant sur un argumentaire moral »   .

L’ampleur et la précision de l’enquête en font une étude centrale sur la question carcérale. Néanmoins, certains éléments auraient mérité quelques précisions. On aurait ainsi aimé avoir plus de détails sur les trajectoires menant à la détention   afin d’affiner la connaissance de la population carcérale et de mieux appréhender les parcours au sein de l’institution carcérale. Ensuite, concernant l’analyse opérée de l’inégalité sociale face à la prison, de « cette inégalité [qui] se joue dans la construction du problème public, dans l’élaboration de l’arsenal législatif, dans l’activité de la police et dans le travail de la justice »   , davantage de précisions sur cette construction législative et de ses effets ou des renvois plus explicites aux travaux sur la question auraient été salutaires. Enfin, on ne saurait reprocher à une enquête anthropologique de ne pas évoquer ce qui ne se trouvait pas sur le terrain. Cependant, la question des femmes en détention, dans une description générale du système pénitentiaire français et/ou à titre comparatif, aurait mérité une évocation plus poussée. Au final, ce livre constitue une contribution majeure à la compréhension de la prison contemporaine et aux débats qui l’entourent