Denis Forest, avec ce livre, crée une nouvelle catégorie ; le neuroscepticisme, qui désigne l'ensemble des courants de pensée qui contestent la validité des méthodes ou des résultats des neurosciences. De ce neuroscepticisme, il dresse un portrait riche et précis.

Compte tenu de l'influence grandissante des neurosciences, il est utile de reprendre point par point, les arguments des neurosceptiques afin de mieux circonscrire le champ d'action réel des neurosciences, au-delà de ce qui paraît en être illusoirement attendu quand « ajouter une référence aux neurosciences augmente la confiance des profanes dans la validité d'une explication, quand bien même les données neuroscientifiques invoquées n'auraient aucune pertinence explicative »   .

Denis Forest reprend donc les arguments des neurosceptiques sans pour autant basculer dans un « neuronihilisme » qui ne concéderait absolument rien aux neurosciences. Closant le premier chapitre de son livre, Denis Forest, lui, concède ceci :

« le neuronihilisme est la version hyperbolique et pessimiste d'un souci méthodologique légitime en son principe. Ce qui est en cause, plus que jamais, n'est pas la valeur de la science en général, mais le risque de l'engloutissement des études de premier plan dans un déluge d'études méthodologiquement incertaines, allié au risque du dévoiement des neurosciences dans une neuropolice des individus et des consciences qui confond de manière intéressée le possible, le probable et le certain. Mais si, dans sa version nihiliste, le neuroscepticisme est stérile, dans sa version exigeante, il est indispensable ; il est, comme enquête sur l'enquête, un moment du débat de la science avec elle-même. »  

C'est à dire que si l'objectif de Denis Forest ne relève pas, comme il le dit, d'une démarche polémique qui approuverait les arguments des neurosceptiques, il ne consiste pas non plus à en démontrer le caractère infondé : au contraire, car les neurosceptiques formulent, à l'encontre de la démarche des neuroscientifiques, des objections qui seraient dignes d'être relevées par des scientifiques qui auraient à les prendre en compte pour améliorer leurs techniques.

L'une des nombreuses failles des neurosciences relevées dans le livre concerne l'usage du signal BOLD qui, indiquant l'activation des neurones dans une zone du cerveau, est utilisé afin de voir quelle zone fonctionne pour une tâche. Denis Forest mentionne que si les neurones activés lors d'une tâche sont en fait des neurones inhibiteurs, alors la carte du cerveau est fausse. L’auteur rend par-là assez bien compte de la complexité de la démarche cartographique en neurosciences... si toutefois il n'en nie pas complètement la validité quand il ajoute à ses constats :

« Pour toutes ces raisons le signal BOLD risque d'être aussi informatif sur le détail de ce qui se passe dans le cerveau que, pour des extraterrestres, un film des activités d'un ministère montrant des individus qui remuent les lèvres et qui échangent des feuilles de papier. »  

Car il me semble que si la cartographie cérébrale est fondée sur l'IRM, la lecture des images qu'elle produit est fondée sur le signal BOLD. S'il est à ce point non informatif, c'est toute la démarche, qui est fausse. Et Adina Roskies, qui appelle ce problème « distance inférentielle », ne semble pas lui apporter grande solution, même si elle a le mérite de le nommer.

Denis Forest achève cependant le second chapitre sur la note d'espoir suivante : « suggérer de nouvelles manières de concevoir notre vie mentale, et offrir de bonnes raisons de retenir de telles conceptions, voilà ce que les neurosciences, à leur meilleur, sont aujourd'hui en mesure de proposer. »  

Pourtant, tout en nous annonçant cela, il n'est pas loin de nous les montrer à leur pire pendant plusieurs chapitres...

Concernant la question des images du cerveau des dépressifs, images qui ont été largement diffusées, Denis Forest rappelle ainsi que les particularités de ce cerveau ne nous informent pas forcément sur les causes de la dépression : elles peuvent également indiquer de simples prédispositions (qui se retrouveront dans le cerveau de personnes non déprimées), des changements qui ne causent pas la dépression mais en sont la conséquence, ou, plus subtils, des mécanismes compensatoires. Et d'ajouter :

« On aura donc plusieurs bonnes raisons de ne pas penser que l'image du cerveau du dépressif, même dans l'hypothèse de différences obvies et récurrentes avec le cerveau des sujets classés non déprimés, nous fait "voir" la dépression. (...) l'image, bien loin d'être une source de connaissance, peut même être une source spécifique d'erreur »   .

« Toutefois, ajoute-t-il, on peut reconnaître une pertinence à ce type de critique sans conclure que l'imagerie fonctionnelle ne sert à rien. » Afin de ne justement pas tomber dans cette impasse, il utilise alors le propos de John Locke qui, dans son Essai sur l'entendement humain, expliquait avec l'exemple du ciment que voir une chose n'est pas savoir ce en quoi consiste sa cohésion. Autant dire, comme le résume Denis Forest, que naturellement, « voir n'est pas savoir »   et qu'en ce sens, on ne saurait reprocher aux images de ne pas penser à notre place...

Il n'empêche que, comme souvent dans ce livre qui recense toutes les critiques neurosceptiques, les coups de boutoirs lancés contre les conclusions des neurosciences sont fort envoyés et l'argumentation qui tente de les racheter, si elle paraît charitable et érudite, n'en demeure pas moins souvent impuissante à combler les trous que perfore la patiente démarche d'un Denis Forest qui n'en rate pas une.

Souvent, mais pas toujours ?

Dans un effort quelque peu surhumain pour trouver un indicateur de plausibilité   qui serait à même de nous autoriser à retenir quand même certaines des théories neuroscientifiques, Forest propose la « congruence qualifiée » qu'il définit ainsi :

« C est justifié quand il admet que P si et seulement si il y a des raisons de privilégier P (plutôt que P', P''), à partir d'un ensemble de propositions qui se soutiennent et se confirment mutuellement sur la base d'enquêtes indépendantes et instructives. »  

En effet, il stipule à juste titre qu'il ne suffit pas qu'une théorie soit cohérente pour être vraie. Il s'agit donc plutôt d'aller chercher cette congruence qualifiée dans le cumul « d'enquêtes indépendantes et instructives » relevant de méthodologies diverses   , ce qui est d'ailleurs un principe de vérification minimal et bien connu.

De cette manière, l'auteur propose quelques perspectives, futuristes, qui engagent les neuroscientifiques à faire mieux, d'urgence. Car si j'en juge par ce qu'il décrit des impasses méthodologiques en lesquelles ils semblent très systématiquement s'engager, ils paraissent en cette peinture aussi peu renseignés que l'étaient les savants qui jugeaient autrefois la terre plate :

« Le linguiste Bart Geurts a ainsi montré, exemples à l'appui, que les études sur les corrélats neuraux de la cognition linguistique sont couramment infectées d'erreurs méthodologiques telles qu'elles ruinent les conclusions qu'on en tire d'habitude. »  

Sic.

Qu'est-ce qui rachète néanmoins les neurosciences ?

Par moments, le livre sort de la stricte épistémologie des neurosciences qui lui donne son sous-titre : Les sciences du cerveau sous le scalpel de l'épistémologue, pour purement et simplement parler philosophie de l'esprit en écartant les données spécifiques aux neurosciences (neurones, IRM, cartes cérébrales...). Cette pure philosophie de l'esprit semble alors elle-même être l'une des formes d'un neuroscepticisme plus ordinaire ; celui qui consiste simplement à parler de notre mode de fonctionnement psychique sans recourir aux neurosciences. Forest s'y adonne gaiement en partant de ce qu'il appelle le « chef-d'œuvre » d'Anthony Marcel   , consacré au syndrome de la main anarchique. De là, il déroule d'une manière effectivement impressionnante tout ce qui peut arriver à une main sans que son propriétaire l'ait exactement voulu.

Mais en ce point, passionnant, la démarche du livre commence à s'orienter vers le point où il s'agissait vraisemblablement d'en venir : la nécessité de la coopération entre les disciplines. Il « n'est pas impensable de faire des prédictions testables à partir des hypothèses théoriques, ou inversement de considérer des résultats empiriques comme des éléments à charge susceptibles de déposer contre une certaine conception de l'action », précise Forest   , soulignant l'intérêt du lien entre l'hypothèse théorique (éventuellement philosophique) et sa mise à l'épreuve expérimentale (éventuellement neuroscientifique). Et de conclure son ouvrage en signalant que les neurosciences cognitives n'existent pas sans les autres disciplines qui, qualifiant les actes, les pensées, la vie relationnelle des êtres humains, donnent aux neurosciences une base minimale pour, au fond, savoir quoi chercher. Pour lui, « l'extension du champ des explications neuroscientifiques dépend pour une part décisive de la fécondité du dialogue des neurosciences avec des disciplines connexes, et non de leur capacité à les éliminer. »  

Assurément, Denis Forest n'élimine, lui, pas grand-chose de ce qui se conceptualise actuellement dans le champ des neurosciences : le chapitre 4 ; Jamais seulement dans le cerveau, fait le point sur les plus récents développements des théories cognitives avec les courants de l'externalisme actif et de l'énaction qui, s'opposant à un neuro-essentialisme strict, mettent en valeur l'importance des conditions extérieures au cerveau en tant qu'elles permettent ou favorisent le fonctionnement cognitif. L’auteur y discute la question du rôle qu'il faut faire jouer à ces conditions extérieures dans l'actualisation des potentialités des sujets cérébrés. Quant au dernier chapitre, il traite des très récentes « neurosciences sociales » (la première occurrence qu'il ait trouvée de ce terme dans la littérature datant de 1992), qui s'intéressent à l'influence que les êtres humains exercent les uns sur les autres. Toujours à l'affût des formes du neuroscepticisme, il ne manque pas de leur présager ceci :

« Les notions de contrat, de loi, d'espace public, d'institution, de règles, de collectivité, n'entrent pas en ligne de compte dans le "social" des neurosciences sociales [...]. Et c'est pour cela qu'il y aura des chercheurs pour penser que les neurosciences sociales sont, par nature, étrangères à ce qui intéresse en propre les sciences sociales (...). »  

Autant dire que du début à la fin du livre, il ne cédera pas sur son objet.

Au final, il s'avère que Neuroscepticisme est une mine d'or, aussi bien pour ce qu'il en est de proposer un état des lieux très précis des neurosciences d'aujourd'hui que de leur dresser des perspectives d'évolution. Comme toute leçon assénée il risque d'être mal reçu par les neuroscientifiques concernés   , même si la presse généraliste, voire la philosophie des sciences le reçoivent favorablement. Mais c'est là la rançon d'un travail qui, au-delà de quelques caresses flatteuses, demeure très nettement sans concessions.

Certes, il s'agit d'une lecture exigeante. Denis Forest, professeur de philosophie à L'université de Nanterre, y condense probablement ce qui correspondrait à une bonne année d'enseignement d'un cours d'épistémologie des neurosciences. C'est à dire que Neuroscepticisme forme, par son caractère très articulé, didactique et explicite (toutes les notions y sont définies), un véritable manuel qui pourtant se distingue des autres manuels en étant hypercritique par rapport aux théories exposées. Aussi sommes-nous, avec ce livre, dans le meilleur de ce que peut produire l'Université en termes d'outils pour penser et développer l'esprit critique