Une étude d'inspiration foucaldienne de l'histoire de la démocratie contemporaine visant à comprendre dans le même mouvement l'exclusion des formes insurrectionnelles du politique et la formation du sujet démocratique comme sujet communiquant.

Dans Sortir de la démocratie, Ali Kebir propose une réflexion dont l’origine est un constat que nous pouvons tous établir : la démocratie est pour nous l’objet d’une évidence paradoxale. En effet, si celle-ci est posée comme le mode de gouvernement et la forme de société soi-disant la plus conforme à la nature humaine, l’accord unanime dont elle fait l’objet se déploie sur un mode mineur : l’évidence démocratique, c’est « l’omniprésence d’un idéal au sujet duquel nous sommes pourtant désenchantés ». Tout le propos d’Ali Kebir consiste dès lors, premièrement, à expliquer comment la démocratie s’est imposée à nous comme évidence et, deuxièmement, à élucider sa signification politique. Dans une perspective foucaldienne, l’auteur soutient que l’évidence démocratique est le symptôme d’un processus historique de normalisation des conduites politiques par lequel a été façonnée notre subjectivité et sanctionnés ses modes d’expression à l’exclusion d’autres modes, processus dont une des conséquences centrales serait l’opacification de la conflictualité structurante du politique au profit d’une domination de classe. Une formule heureuse et suggestive de l’auteur pour condenser sa thèse est que la démocratie est, telle que nous la connaissons à l’heure actuelle, une « politique de la politique ». Pour Ali Kebir, autrement dit, la « démocratie » est le nomd’une stratégie particulière de domination, une configuration historiquement située des rapports de pouvoir dont la spécificité est d’en camoufler l’asymétrie réelle à travers des techniques inédites (ici, la mise en communication, la délibération, la participation, etc.). Inversement, la mise à jour de l’historicité de la démocratie et de la forme qu’y prend la subjectivité serait selon l’auteur le premier pas à effectuer afin de dévoiler la division inégalitaire du social, permettant ainsi d’engager une lutte politique non consensuelle. Analyse de la domination, la réflexion d’Ali Kebir se veut donc aussi perspective d’émancipation.

Ce livre, d’un peu plus d’une centaine de pages, est divisé en six courts chapitres. Dans les trois premiers, l’auteur pose les assises conceptuelles et méthodologiques de son travail, ainsi que ses enjeux centraux. Dans les trois derniers, il applique sa méthode, la « généalogie critique » inspirée de Foucault, et dont il a posé les bases dans les chapitres précédents en vue de prouver sa thèse. Il définit finalement, en conclusion, en quoi consiste selon lui la « sortie de la démocratie » – aspect sans doute le plus problématique et le plus discutable de son travail.

La façon dont se manifeste l’évidence démocratique fait l’objet du premier chapitre. Celle-ci prend tout d’abord la forme d’un « dogme souple ». L’auteur relève que malgré son évidence, le dogme démocratique tolère de nombreuses critiques, tant conceptuelles que pratiques. On critiquera au nom d’une conception rivale de la démocratie (délibérative, participative, agonistique, directe, ou autre), la séparation des représentants et des représentés, la technicisation et la spécialisation croissante de la vie politique, la non-représentation des minorités au Parlement, etc. Dans tous les cas, note Ali Kebir, cette critique demeure une critique démocratique de la démocratie et, à l’inverse, toute critique qui ne ferait pas de la consolidation de la démocratie l’objectif de sa pratique serait vouée aux gémonies. La seconde forme sous laquelle se manifeste l’évidence démocratique est ce que l’auteur appelle, en référence à la notion d’opérateur philosophique chez Foucault, « l’opérateur démocratique », c’est-à-dire l’identification implicite (ou explicite pour certains auteurs, à l’instar de Pierre Manent sur lequel Ali Kebir appuie ici son commentaire) de la volonté subjective et de la démocratie : la démocratie serait le meilleur des régimes, car il s’accorderait le mieux avec la nature de la volonté subjective. C’est cette identification que l’auteur se propose de déconstruire, notamment parce qu’elle dissimulerait et serait le relais d’« un système d’exclusion historiquement situé, contingent, qui engage des luttes réelles et des rapports de domination effectifs »   .

La déconstruction de l’opérateur démocratique, moteur en même temps que manifestation de l’évidence démocratique, nécessite une méthode. C’est à l’élaboration de cette méthode et à la démarcation de son approche d’interprétations concurrentes de l’histoire de la démocratie que l’auteur s’emploie dans les deux chapitres suivants. Son premier geste dans le second chapitre est ainsi de démarquer sa méthode « généalogique critique » de la « critique normative ». Ali Kebir appelle « critiques normatives » celles qui évaluent les pratiques démocratiques effectives à la lumière d’un concept idéal de démocratie, indépendamment du contenu particulier qu’elles peuvent lui donner. L’auteur inclut également dans cette catégorie, ce qui est plus surprenant, les approches critiques du type de celle de l’École de Francfort (en réalité, c’est moins Adorno ou Horkheimer qu’Habermas qui est visé par Ali Kebir dans ce chapitre), qui s’était pourtant construite contre l’idéalité et la binarité des critiques normatives en faisant valoir l’ancrage socio-historique de l’élaboration théorique. Dans les deux cas, la critique normative demeure insuffisante du point de vue de l’auteur, car elle procéderait à une sélection trop restrictive du champ de la critique (étroitesse empirique), qu’elle serait incapable de rendre compte de son propre positionnement historique en faveur de la démocratie (déficit de réflexivité), et qu’elle reviendrait finalement non pas à critiquer la démocratie, mais à critiquer la non-démocratie. Ce qui distingue dès lors la méthode généalogique de la méthode normative est sa réflexivité, car elle se donne comme objet d’étude le processus historique par lequel la norme est construite comme critère d’évaluation (ici, la norme démocratique). « La critique ici doit être employée comme une entreprise de restitution des événements contingents par lesquels la structuration démocratique de notre expérience politique a pu se cristalliser en un ordre naturel et stable »   . Or en posant comme objet de sa réflexion la construction historique de la norme démocratique, Ali Kebir rencontre inévitablement d’autres tentatives du même type, notamment celle de Marcel Gauchet, laquelle va lui servir de repoussoir afin de faire valoir sa propre conception de l’histoire de la démocratie (au prix d’importantes déformations, qui frôlent parfois la caricature). Contre une approche telle que celle de Marcel Gauchet, qui concevrait l’histoire de la démocratie comme le déploiement irrésistible d’une essence de la démocratie et qui se désintéresserait des circonstances particulières l’ayant vu naître, Ali Kebir souhaite restituer, à travers une démarche régressive et inductive, les origines « multiples et singulières » ayant débouché sur la démocratie comme dispositif pratico-discursif hégémonique. « Rendre la démocratie à son histoire c’est l’arracher à l’histoire idéale, qui en fait le déploiement abstrait de la logique interne d’un concept, et la rendre à son histoire externe, celle des rapports de pouvoirs »   .

Une fois ses objectifs et sa méthode posés, l’auteur s’engage dans la reconstruction généalogique de l’évidence démocratique. C’est l’objet des trois derniers chapitres. À la fin du troisième chapitre, il pose quelques repères essentiels à leur intelligence. Il explique que la mise en forme globale du social sous le signe de la démocratie s’est faite en deux temps, et qu’il s’agissait dans chacun des cas de répondre à une problématique sociale conflictuelle en reproduisant de l’unité par-delà la division. Il fallut tout d’abord, dans une période qui irait du début du XIXe siècle à la moitié du XXe siècle, répondre à la « question sociale », à savoir au problème de la polarisation de la société autour de deux classes qu’a suscité la première vague d’industrialisation. Il fallut ensuite, après la Seconde Guerre mondiale, faire face, d’une part, aux nouvelles velléités révolutionnaires dans un contexte global de restructuration du capitalisme et, d’autre part, résoudre les nouvelles formes de privatisation et de désintéressement des individus à l’égard des formes alors instituées du politique.

Les quatrième et cinquième chapitres s’intéressent au premier épisode de la normalisation démocratique de la vie politique moderne et de la subjectivité. Le quatrième met l’accent sur sa dimension sociale, tandis que le cinquième sur sa dimension proprement politique, les deux étant inséparables selon l’auteur. Sur son versant social, la normalisation démocratique trouve son origine dans une série de dispositifs et d’interventions pratiques dont le but fut de détourner les classes laborieuses de leurs intérêts de classe au profit des intérêts de la société comprise comme un tout, opérations dont l’objectif final fut la production de comportements utiles, la prise en charge de l’unité sociale par les dominés eux-mêmes, la production d’un être « responsable » ayant pour maxime de son action la maximisation de son bien-être et de celui de la société. Il s’agit de « conduire les prolétaires à se détourner d’attitudes supposées aller contre leur propre bien [la lutte politique] et à adopter des attitudes d’autogouvernement et de responsabilité, tournées simultanément vers leur bien propre et le bien commun, de sorte qu’ils prennent eux-mêmes en charge leurs propres intérêts, mais des intérêts tels qu’ils épousent les intérêts de la société prise comme un tout »   . Pour appuyer son propos, l’auteur relaye les analyses de Barbara Cruikshank de l’auto-assistance au XIXe siècle en Angleterre. Ce sont exactement les mêmes problématiques et dynamiques que nous retrouverions au niveau politique. Les risques qu’impliquait la structuration antagonique de la société sont compris par Ali Kebir comme l’incitatif principal ayant présidé au déploiement par la bourgeoise d’une série de dispositifs, de « technologies », visant à résorber le conflit grâce à l’inclusion des dominés aux processus politiques. Ces « technologies » sont précisément la participation et la délibération, dont les effets « éducatifs » furent recherchés par ceux qui visaient à les instituer. L’inclusion des masses dans les processus de décision politique doit ainsi moins se comprendre comme le résultat d’une lutte ou comme la conquête de nouvelles libertés, que comme une réponse astucieuse, non intentionnelle, trouvée par la bourgeoisie afin de maintenir sa place dans la répartition des pouvoirs. Cette fois, Ali Kebir prend comme exemple la promotion par les républicains français de la pratique de la « réunion », dont l’objet aurait été la « production de citoyens démocratiques via la mise en place de pratiques délibératives »   , à l’exclusion des pratiques révolutionnaires et au profit d’une « moralisation » et d’une « responsabilisation » de la vie politique.

Dans le dernier chapitre, l’auteur ratifie d’une part la victoire de l’exigence délibérative et participative, et enregistre d’autre part une mutation profonde du mode sous lequel se produit la pacification de la vie politique en régime démocratique. Dans notre démocratie contemporaine, la production du consensus prendrait la forme d’une « disposition en réseau », en quoi elle se distinguerait du « régime de l’unité » caractéristique de la démocratie d’avant la Seconde Guerre mondiale. Les deux exemples retenus par Ali Kebir afin d’appuyer cette thèse sont, premièrement, la démocratisation du monde du travail et son tournant managérial et, deuxièmement, la « démocratisation des quartiers ». L’auteur montre dans les deux cas que la domestication des conflits locaux, conflits réels et impliquant de véritables problématiques sociales, est produite grâce à l’injonction à la participation et l’implication dans les processus organisationnels, sans pour autant passer par l’image d’un corps national unifié ou d’une cause commune transcendante. Le résultat final de ce procès global et cumulatif de domestication des velléités révolutionnaires et des dissidences politiques est la production d’un type d’homme nouveau, l’« homo democraticus », « sujet communicationnel » dont la spécificité historique est de ne s’inscrire dans le champ politique (lorsqu’il le fait) qu’afin de produire l’unité et le consensus. Dans la démocratie climatisée de l’homo democraticus, « les luttes contre la domination [sont] détournées vers et dissoutes dans des débats conciliants aux affrontements pacifiés »   . Disparaissent les violences politiques, les virtualités révolutionnaires et insurrectionnelles, mais aussi « toute logique incommensurabiliste en général »   .

En posant l’évidence démocratique comme le produit final d’un processus historique cumulatif et non intentionnel (précisions le, car la manière dont nous les avons résumés pourrait faire penser le contraire) de liquidation des conflictualités au profit d’une domination de classe, la démonstration d’Ali Kebir permet d’éclairer de manière innovante l’abandon majoritaire de toute orientation révolutionnaire de l’action politique. Il demeure que sa démonstration et ses thèses centrales demandent à être éclairées et approfondies sur de nombreux points. Nous aimerions tout d’abord en savoir plus sur la façon dont l’auteur positionne son propre travail par rapport aux théories d’inspiration marxienne de l’idéologie. En effet, les deux traits principaux qu’Ali Kebir retient pour désigner la politique démocratique (occultation du conflit au profit d’une domination de classe ; naturalisation et universalisation d’une situation de fait) correspondent bel et bien à la définition marxienne de l’idéologie. Même le thème de la subjectivation de l’idéologie comme condition de reproduction de l’ordre institué, certes réinvesti dans un vocabulaire foucaldien par Ali Kebir, appartient en un sens à la tradition marxienne   . Deuxièmement, l’auteur ne porte son attention, en dépit de sa thèse selon laquelle la démocratie est une réponse historiquement située à la division antagonique de la société, qu’à un seul sens de la relation de domination, à savoir celui de la domestication des dominés par les dominants. Tout se passe dans sa reconstruction généalogique comme si les dominés étaient entièrement dupes, se prêtaient intégralement à l’imposition des techniques de gouvernementalité démocratique par les dominants. À aucun moment n’apparaît une résistance effective contre cette imposition, et les effets de cette résistance, pourtant bien réels, ne sont guère évalués, ni même mentionnés (sinon comme obstacles destinés à céder). Nous aimerions en savoir plus sur la façon dont l’auteur comprend l’acceptation ou le rejet de l’injonction démocratique par ceux qu’elle vise directement, et cette remarque vaut aussi bien pour la dimension proprement historique de son travail, que pour l’élucidation de notre propre contemporanéité politique. Plus généralement, c’est l’idée même d’une conquête progressive de l’autonomie politique qui est rejetée, conduisant à une vision de l’histoire de la modernité biaisée, car centrée sur les dynamiques « techniciennes » de la domination politique, sans jamais (ou très peu) prendre en compte sa subversion. Il y a enfin le sens que l’auteur donne à l’expression « sortir de la démocratie », lequel nous paraît tout à fait problématique. On ne peut d’abord que saluer le refus explicite de donner un contenu substantiel à une telle « sortie », à l’enfermer dans une définition stricte qui ferait office de programme politique sur lequel devrait se régler l’action à venir. À travers un tel refus, l’auteur redonne sa pleine signification à l’action politique émancipatrice, qui n’est pas application technique d’un programme, mais avancée et conquête imprévisible de la liberté individuelle et collective. « La conclusion de la généalogie critique n’est pas la révocation de la démocratie comme faux universel et l’impulsion subséquente de la recherche d’un autre modèle authentiquement universel »   . Mais dire qu’une authentique politique de l’émancipation est par principe indéterminée et indéterminable est une chose, soutenir qu’elle ne peut prendre pour cela qu’une forme négative et transgressive en est une autre. C’est pourtant ce qu’Ali Kebir fait, même s’il se défend qu’une telle négativité « n’est pas pour autant vide » et que « la politique anarchique est sans modèle »   . En valorisant la transgression pour elle-même, Ali Kebir ne prend pas en compte la pluralité des motifs qui peuvent déterminer un acte transgressif, lesquels peuvent être incompatibles avec un authentique projet d’émancipation. Ainsi, si Ali Kebir nous invite à « considérer qu’avec le pouvoir, il n’est pas toujours question de collaborer », nous l’invitons en retour à considérer en vue de quoi il ne faut pas collaborer, et avec qui il le faudrait. En outre, une conception purement transgressive de la liberté politique conduit finalement à occulter le moment proprement instituant de l’agir politique émancipateur, où il ne s’agit plus de se défendre contre le pouvoir, mais de se l’approprier et de l’exercer ensemble.

Pour être originale et innovante, une contribution en philosophie politique doit satisfaire au moins trois critères. Elle doit premièrement faire émerger une problématique politique et lui conférer une autonomie conceptuelle, de telle sorte qu’elle permette de dégager un champ d’investigation sui generis. Elle doit deuxièmement posséder les qualités nécessaires pour servir de socle à une discussion en vue d’amender, de réviser, de dépasser les thèses qui y sont initialement exprimées. Elle doit enfin nourrir des perspectives d’action ou, au moins, éclairer l’action politique telle qu’elle se fait. Le court ouvrage d’Ali Kebir, à lire comme un programme de recherche ou comme l’instantané d’une réflexion en cours d’élaboration, possède, en dépit des réserves que nous avons évoquées ci-dessus, ces trois qualités.