Une présentation enthousiaste de l'oeuvre et de la démarche originale du sociologue américain Howard Becker.

Que le lecteur ne s’y trompe pas, bien que Jean Peneff   ait choisi de titrer cet ouvrage en rappelant que, durant l’ensemble de sa carrière, Howard Becker a été à la fois sociologue et musicien, il ne le consacre ni à la musique et à sa pratique, ni à la carrière de pianiste de jazz de ce dernier. Par contre, il postule que le goût pour la musique de Becker a influencé de façon décisive sa manière de pratiquer et de penser la sociologie. Comme un morceau de musique, un texte sociologique peut être agréable et entraînant, se libérer des contraintes formelles de l’écriture scientifique à la faveur d’une souplesse, d’un plaisir et d’une accessibilité renouvelés, tant pour le chercheur que pour son lecteur. Après sa carrière de chercheur, au sens strict, il est devenu un « passeur de culture », veillant à conseiller les générations qui le suivent tout en les mettant en garde contre l’académisme et une pensée trop figée, nous explique l’auteur, qui ne tarit pas d’éloges pour cette démarche qu’il juge rare et salvatrice.

Cet ouvrage n’est ni une enquête sociologique, ni un manuel, mais bien un essai ; ce qui permet à l’auteur d’adopter un style d’écriture assez direct, affranchi des contraintes de forme habituelles, notamment bibliographiques (on regrettera, au passage, les très nombreuses coquilles qui subsistent). Il s’agit d’un petit livre agréable, dont on a rapidement fait le tour et accessible à un public élargi, même si, à nos yeux, son principal intérêt réside dans les conseils qu’il dispense aux chercheurs en sociologie et en sciences sociales. En effet, Becker n’a sans doute pas besoin que l’on lui dédicace un manuel, tant il a réussi lui-même à rendre ses textes accessibles, notamment dans plusieurs livres où il « offre des ressources » à ses lecteurs, dont Les ficelles du métier. Comment conduire sa recherche en sciences sociales et Écrire les sciences sociales. Commencer et terminer son article, sa thèse ou son livre sont les plus connus.

La thèse principale de Peneff peut se formuler ainsi : c’est parce qu’il a bénéficié d’une marge de manœuvre et d’une liberté importantes que Becker est devenu le sociologue majeur que l’on connaît. Cette possibilité même de se laisser surprendre   ou de faire preuve de curiosité   , pourtant constitutive de la sociologie et centrale dans le parcours de Becker, étant menacée aujourd’hui, ce rappel est salutaire. Becker invite à déplacer son regard et à observer ce qui se joue autour de soi, constamment et partout, et à s’en servir pour nourrir sa pensée. Pour ce faire, il est nécessaire d’acquérir une expérience de première main de la réalité sociale et d’éviter de s’enfermer dans une expertise et une spécialisation excessives. Influencé par le pragmatisme de Mead, Dewey ou James, il regroupe de nombreux cas qu’il compare entre eux, à différentes échelles mais en se fondant sur des données collectées.

Il prend en compte l’inscription de l’individu dans le collectif et considère les éléments de la réalité sociale dans leur contexte. Son échelle de prédilection se situe entre la microsociologie pure et la macrosociologie, à un niveau « intermédiaire » qu’il affectionne tout particulièrement. Comme Erving Goffman, autre grand nom hérité de la tradition de l’École de Chicago, son travail est souvent réduit, à tort, à l’interactionnisme (symbolique), alors même qu’ils ont tous les deux dépassé cette échelle d’analyse et rejeté cette dénomination   . Becker considère les phénomènes sociaux dans leurs temporalités, ce qui a pour effet à la fois d’influencer la façon dont il faut s’y prendre pour les appréhender et de limiter la portée des explications du sociologue, le terrain continuant de se transformer après son départ.

Enfin, Howard Becker encourage les chercheurs en sciences sociales à adopter un discours le plus clair possible et à ne pas négliger cet enjeu de lisibilité lorsqu’ils présentent les résultats de leurs recherches. Comme le souligne Jean Peneff, « la publication, dit-il, doit s’adapter aux nouveaux produits de la recherche et non l’inverse »   , quitte à passer pour ce faire par des médias inhabituels, tels que la photographie ou le théâtre, qu’il a lui-même pratiqués. Rappelons aussi qu’il était loin d’être un sociologue de la seule déviance, comme il est pourtant souvent présenté. En effet, s’il a travaillé sur les normes, il a aussi travaillé sur l’école et le travail, sur les cultures ou sur la production de la sociologie. Néanmoins, « il ne s’aventure que dans les domaines qu’il connaît de première main »   , ce qui l’amène à enquêter principalement sur les classes supérieures, auxquelles il appartient. Ce petit livre sympathique a le mérite de présenter Becker au lecteur sous son meilleur jour (l’auteur est un admirateur) et dans toute son actualité   , tout en soulevant des enjeux majeurs relatifs à l’avenir des sciences sociales. Il propose aussi une bibliographie des textes de Becker et sur Becker disponibles en langue française, pour approfondir le sujet, et rapporte de nombreuses anecdotes sur son parcours qui ne manqueront pas d’amuser le lecteur