Sortir de la post-colonie en postulant que les seules vertus de la décentralisation ouvriront la voie à une réinvention de la démocratie.

Cet ouvrage est déconcertant. Nourri d’une extrême ambition à la fois historique et théorique, l’auteur s’emploie à administrer la preuve de l’hypothèse initiale à travers le seul exemple du Burkina Faso. Cette hypothèse – mais n’est-ce pas plutôt une croyance ? – est celle d’une sortie enfin réussie de la post-colonie grâce à la décentralisation et à la réinvention de la démocratie. L’auteur peut se prévaloir d’une indéniable expérience de la haute administration et de l’action politique, mais il est permis de s’interroger sur sa maîtrise des nombreuses disciplines scientifiques qu’il prétend mobiliser.


Pouvoir et démocratie : de vertigineux raccourcis historiques

Le lecteur est invité à un vertigineux survol de l’histoire universelle depuis l’Antiquité gréco-romaine jusqu’aux prémisses contemporaines d’une renaissance africaine. Le fil conducteur s’inspire de débats intéressants sur le caractère sacré du pouvoir et de l’idée selon laquelle le pouvoir sacré fonctionnerait sur la base de la délégation. Il est regrettable que ces présupposés s’appuient sur quelques contresens et sur des raccourcis historiques pour le moins hasardeux. L’exaltation d’un Moyen Âge occidental fécond conduit à considérer abusivement les paroisses comme "une école de responsabilité" et des "asiles de liberté". Ces assimilations introduisent en fait l’idée qu’il aurait existé à la même époque une spécificité africaine en matière de gouvernance et de gestion locale. En témoigneraient les royaumes mandingues où le pouvoir était fondé – nous affirme l’auteur – sur la reconnaissance des principes d’égalité et de liberté. Le temps de la "désacralisation du pouvoir" en Europe occidentale est traité en prenant de telles libertés avec la chronologie qu’entre la fermentation intellectuelle des XVème et XVIème siècles et les déclarations américaines et françaises des droits de l’Homme, il est difficile de suivre le fil d’une quelconque démonstration.

Ces siècles décisifs sont aussi ceux au cours desquels la Traite prive l’Afrique de son histoire et de la maîtrise de son destin. L’auteur aborde alors le "déploiement du filet dompteur colonial" en prenant appui sur un argument humanitaire masquant un réflexe fondamentalement raciste. Il décrit une Afrique dépecée en petites colonies au mépris des structures étatiques préexistantes et les stratégies des colonisateurs pour entretenir la division de leurs chefs. Il montre enfin comment une nouvelle gouvernance est conçue, qui va évoluer dans le sens d’un  "respect des coutumes" tout en réduisant les autorités traditionnelles à un rôle subalterne. M. Ouattara maîtrise ici beaucoup mieux son sujet, même si des emprunts auraient pu être faits aux historiens pour expliquer l’assujettissement colonial et l’irruption de l’idée municipale   et l’émergence, à partir de la Conférence de Brazzaville, d’une intense vie politique en même temps que le surgissement d’une véritable école de démocratie locale. Les États indépendants vont malheureusement reproduire à l’identique le modèle colonial. En s’inspirant de l’exemple des collectivités rurales voltaïques, M. Ouattara déplore un rendez-vous manqué de la démocratie locale dès le début des années 70.


L’actualité politique burkinabé au service d’un plaidoyer sans nuances

Le traitement de la révolution sankariste au Burkina Faso conduit à des conclusions paradoxales. Comment diagnostiquer, en effet, que la gestion populaire (trop rapidement décrite) a été accompagnée d’une forte intensification de l’encadrement administratif, et affirmer que "la Révolution burkinabé a constitué une rampe de lancement du processus de décentralisation" ? On se demande en vérité si certaines appréciations pour le moins critiques à l’encontre du régime révolutionnaire ne visent pas à mettre en relief un vibrant plaidoyer en faveur du régime burkinabé actuel : "Il s’est agi (la IVème République) d’une période de liberté d’expression résultant d’une orientation et d’un engagement politique forts", ou encore : "Le dialogue et la quête permanente de la concorde nationale à travers les vertus du dialogue ont permis d’instaurer un climat de stabilité politique et de paix sociale".

Il ne nous appartient pas de rentrer dans le débat politicien burkinabé. Un récent colloque tenu à Louvain-la-Neuve   conduit cependant à mettre en doute "l’éclosion d’un mouvement associatif diversifié et intrépide", ou encore l’entrée dans un "printemps de la presse" (surtout lorsque l’auteur n’évoque l’affaire Zongo qu’en quelques lignes). S’agissant d’un ouvrage portant sur les libertés locales, on attendait aussi de plus amples développements sur les élections municipales et une analyse de leurs résultats   . Le risque d’apparition de "nouvelles dynasties locales" est évoqué, mais l’absence de sociographie des élus ne permet pas de repérer l’émergence d’une nouvelle élite politique à l’échelle locale.

Sur un plan plus général, présenter la décentralisation comme mise en œuvre de la démocratie, n’est-ce pas occulter le fait qu’elle fut souvent instrumentée par des régimes autoritaires (le cas du Nigeria est éloquent) ? La question est bien de savoir de quelle démocratie on parle. M. Ouattara estime que les mécanismes de la démocratie représentative peuvent aboutir à la déresponsabilisation des citoyens car, "faute d’une pratique quotidienne du débat public, la société civile a tendance à désinvestir les univers des territorialités locales". Nulle interrogation ici sur la responsabilité du désinvestissement : est-elle à imputer à la démocratie représentative ou au fait, au demeurant rappelé par l’auteur, qu’il ne peut exister de démocratie locale sans véritable débat démocratique au niveau national.

Reprenant, sans citer l’auteur, la thèse de Pascal Zagré   présentant le Burkina Faso comme pays de l’auto ajustement, M. Ouattara conclut un peu rapidement que cette "tradition" aurait conduit logiquement à la signature de l’ajustement structurel imposé par le FMI en 1991. Cette affirmation contestable alimente dans l’ouvrage un plaidoyer sans nuance en faveur des politiques de libéralisation, considérées comme piliers de la décentralisation : "la privatisation est à la libéralisation économique ce qu’est le pluralisme politique à la démocratie" !


Improbable quête d’une gouvernance démocratique

Si les États africains sont à l’école de la gouvernance locale, force est de reconnaître que les collectivités territoriales ne connaissent encore qu’une "liberté surveillée". Faut-il le déplorer ? Le temps n’est pas venu, observe fort justement l’auteur, de "mettre l’État au placard", tant il est vrai que ce dernier "devra accompagner (encore longtemps) les communautés dans leurs mutations". Comment imaginer, en effet, que les collectivités locales puissent réussir là où l’État est en échec ? Le chaînon manquant, c’est entre autres choses l’émergence de solides expertises nationales, oeuvrant sur des objectifs de développement endogène. En l’absence de propositions précises sur les formations appliquées aux métiers de la ville, le lecteur se perd en conjectures sur les missions de ces "intellectuels communautaires" engagés au plus près du peuple. La vision qui est proposée de la ville africaine ("cette ville où vivent en réalité autant de paysans que d’urbains") suscite au demeurant bien des interrogations et le lecteur regrettera la faible place réservée dans l’ouvrage, à la fois à l’évocation des patrimoines à préserver et au rôle dévolu aux "pouvoirs traditionnels".

La décentralisation implique effectivement une "culture du risque" (d’essoufflement, d’anarchie). Ces risques peuvent être soit aggravés, soit mieux régulés si l’on  place, comme le souhaite M. Ouattara, la commune dans une perspective internationale. Au chapitre des appuis à la décentralisation, on regrettera donc l’absence d’analyse du rôle des structures d’appui à l’échelle transnationale (PDM, UN-Habitat).

Les recettes avancées pour "tenir le cap de la bonne gouvernance" laissent enfin le lecteur quelque peu dubitatif : 1) Mettre en place une haute autorité de l’aménagement des villes. Comme si telle n’était pas la mission des collectivités locales elles-mêmes ! 2) Créer une identité de sens pour la collectivité à partir du sens du sacré comme dénominateur commun. Mais qu’advient-il alors de l’exigence de sécurité citoyenne et celle-ci peut-elle être autre chose qu’extra-communautaire et laïque ? 3) L’insistance sur la micro finance pour financer le développement local serait plus crédible si elle venait en complément d’un traitement de la question du financement des collectivités locales, à la fois par la fiscalité et par l’emprunt.

L’ouvrage se termine sur un pari : rendre la démocratie irréversible ! Comme si elle n’est pas fondamentalement conquête permanente, acte de résistance obstinée contre les restaurations autoritaires. S’il est vrai que "c’est la volonté politique qui a propulsé la décentralisation", on peut légitimement se demander de qui émane cette volonté politique. L’ouvrage de M. Ouattara propose une lecture par trop linéaire et ne parvient donc pas, pour reprendre Achille Mbembe   "à penser le basculement des mondes, de leurs oscillations et de leurs tremblements, de leurs retournements et de leurs déguisements".


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Crédit photo :  Ferdinand Reus / Flickr.com